Avant de parler plus en détail d’Un jour dans la vie de Billy Lynn, le nouveau long-métrage d’Ang Lee, il convient de préciser que ne l’avons pas vu exactement tel qu’il a été conçu : tourné en 3D, il a surtout pour particularité d’être le premier film de cinéma dont les prises de vue affichent une cadence de 120 images par seconde (contre 24 normalement, voire 48 sur déjà quelques films – en tête de liste la trilogie The Hobbit de Peter Jackson), un format que Sony, la société de production, a baptisé « Immersive Digital ». Ces précisions techniques ne sont pas anecdotiques : le souvenir de la bizarrerie du premier volet de The Hobbit, qui tenait à la netteté proprement hallucinante dont faisait preuve le film (on pouvait, par exemple, y voir une pluie décomposée en un filet de traits visibles à l’œil nu, mais aussi tous les artifices numériques, qui contribuaient à faire de cette nouvelle exploration de la Terre du Milieu une visite dans un parc d’attractions), nous laisse penser que l’expérience sensible du film ne doit pas être exactement la même dans le dispositif préalablement décrit. On ne peut donc pas pleinement statuer à l’heure où ces lignes sont écrites ce que vaut vraiment Un jour dans la vie de Billy Lynn, mais il apparaît toutefois à la vision de la version « convertie » (sans 3D, avec 24 images par seconde) que cette netteté joue un rôle essentiel dans la dramaturgie.
Un jour dans la vie de Billy Lynn s’ouvre sur un plan qui rappelle autant Starship Troopers que Redacted de Brian De Palma : sur un fragment de l’écran, des images filmées par une caméra embarquée et accompagnées d’une voix-off nous montrent un jeune soldat, Billy Lynn, venir à la rescousse de l’un de ses supérieurs. À mesure que le commentaire audio participe à faire de ce bout de réel un morceau de bravoure, le corps du soldat grossit en un amas de pixels, qui grandissent encore et encore avant de disparaître dans un fondu au noir. Qu’y-a-t-il derrière cette image du héros en action ? Le film se fonde sur cette question mais va plus loin que le « simple » dévoilement de l’envers de la fabrication d’une image de propagande. Le récit, pourtant, se concentre sur l’une des escales de la tournée médiatique du régiment « Bravo », le bataillon dont fait partie Billy Lynn, alors que la controversée guerre en Irak bat son plein. À l’instar de Mémoires de nos pères de Clint Eastwood, qui racontait les dessous d’un épisode de la Seconde Guerre Mondiale érigé en mythe pour servir les besoins de l’armée, le film montre comment des soldats célébrés pour leur héroïsme participent à un show organisé dans un stade de football, ici à l’occasion d’un match des Cowboys de Dallas.
Égalisation numérique
Si la narration calque son rythme sur le déroulé de l’événement (l’avant-match, l’ouverture, le spectacle à la mi-temps, etc.), Ang Lee mêle toutefois le fil de l’action à des réminiscences de Billy Lynn – de sa vie en Irak, mais aussi de son retour au foyer et de l’enterrement du sergent Shroom (Vin Diesel), que Billy a vainement tenté de sauver. Ce qui frappe dans le montage d’Ang Lee tient moins à la disparité des espaces-temps et aux chocs que devraient susciter certains raccords qu’à la façon dont la netteté des transitions met tout au même niveau : la guerre, le spectacle, le vrai et le faux, le réel et les fantasmes de Billy. C’est pourquoi le film entrelace si fortement la scène avec ses coulisses, la caméra passant derrière foule de rideaux et arpentant des couloirs réservés aux équipes techniques, pour montrer la porosité des espaces et des régimes d’images qui se présentent à nous. Le prolongement invisible entre le faux et son envers est notamment ce qui se joue dans le flirt de Billy avec une cheerleader : si l’idylle naît dans l’arrière-décor (derrière le rideau, sous les gradins du stade), en périphérie des lumières des projecteurs et du protocole des cérémonies, elle n’en demeure pas moins le théâtre d’une dualité reconduite entre le corps de Billy et son image – la jeune fille tombe davantage amoureuse du héros et de l’idée abstraite du sacrifice qu’impliquerait leur union que du garçon en tant que tel.
La fluidité que vise techniquement le film, en enregistrant 120 images par secondes plutôt que 24, permet ainsi une porosité accrue entre deux régimes d’images distincts mais toutefois concomitants. C’est dans cette perspective que la netteté remarquable de l’image va au-delà de la simple performance technique et sert une visée plus fine qu’il n’y paraît : les détails que met en relief cette précision – par exemple, les boutons de fièvre qui essaiment les lèvres supérieures fraîchement rasées des soldats à peine pubères – donnent à voir une vérité logée au cœur de l’image fabriquée pour servir les fins de l’armée. En somme, une vérité de l’image au cœur d’une image fausse.
Au bout des pixels
Reste que le film, pas toujours très léger sur son versant méta (parallèlement au match le régiment est en négociation pour l’adaptation de leur histoire au cinéma, le film multiplie les clins d’œil et les regards caméras pour mettre à bas le quatrième mur, etc.), n’atteint pas tout à fait les profondeurs théoriques d’autres films de guerre déjà passés par là (en premier lieu Redacted de Brian De Palma), ni la mélancolie sépulcrale de Mémoires de nos pères, car sa finalité se trouve au fond ailleurs. Si Un jour… montre bien les rouages de la machinerie propagandiste – avec en point d’orgue un concert des Destiny’s Child et une réunion avec le Grand Moghol des lieux, sorte de Magicien d’Oz qui commande à distance, au téléphone et derrière un rideau bleu, sa piteuse équipe de football –, son chemin le mène à un tout autre et beau dénouement, qui va au bout de la traversée des pixels que promettait l’ouverture du film. Derrière la facticité de l’image et la facticité de la guerre en Irak (facticité des armes de destruction massive, facticité de la mission démocratique), Billy Lynn trouve une forme de vérité exempte de simulacre : vérité de la camaraderie, vérité des corps et vérité de l’amitié qui unit les membres très différents du régiment. Cette résilience de visages familiers au cœur du tourbillon numérique est l’une des très belles pistes du film qui, loin de vilipender les puissances du faux que porte l’image digitale, fait au contraire de la netteté de l’image la boussole de Billy dans l’affirmation de son choix (suivre ou non le régiment, repartir ou pas à la guerre). Que le film s’achève sur une scène mêlant réel et rêverie, morts et vivants, avec une procession aux accents funéraires et pourtant émouvante par l’esprit de groupe qu’elle dépeint (chaque membre du régiment récite, dans une limousine-corbillard, les mots d’adieux de leur sergent décédé), traduit bien l’horizon hétéroclite de ce patchwork liant l’ensemble de ses fils sous la bannière égalisatrice du numérique et de la netteté de plus en plus grande qu’il permet.