Cinéaste trop souvent décrié en raison de sa mise en scène soignée et baroque, l’œuvre de Mauro Bolognini gagnerait pourtant à être revue. L’éditeur Carlotta sort ces jours-ci en DVD pas moins de quatre de ses films, permettant ainsi, dix ans après la mort du cinéaste, de redécouvrir ce metteur en scène italien trop peu connu.
Le vernis et la crasse
Si Mauro Bolognini n’est certes pas un réalisateur maudit, l’idée que l’on se fait de son cinéma, près de dix ans après sa mort, reste problématique. Réalisateur prolifique de films ayant rencontré un certain succès public, Bolognini porte pourtant une étiquette qui a pour beaucoup nui à la réception de son œuvre : celle d’esthétisant. Son approche léchée et virtuose de la mise en scène rebute à un point tel que certains critiques et spectateurs ne se sont pas donnés la peine d’aller voir derrière la forme, de passer outre la première impression, restant campés sur l’idée d’être face à une fresque décorative sans intérêt, et pour tout dire grotesque. Serge Daney lui-même parlait en le raillant du « vernis de Bolognini ».
Face à ces films, il existe donc plusieurs approches : s’arrêter à l’aspect purement stylistique, ou aller voir derrière les apparences et gratter le vernis à la recherche de ce qui est véritablement raconté. Mais évidemment, la meilleure solution consiste à unir le fond et la forme, à ne pas les dissocier, à considérer que de leur union découle véritablement ce qui fait la grandeur et la spécificité propre de ce cinéma. La mise en scène n’est pas là pour illustrer le scénario, mais offre un angle d’approche à même de dévoiler autant les spécificités d’une histoire, que le point de vue du cinéaste, ce qu’elle révèle de sa sensibilité propre.
Mais qu’appelle-t-on l’esthétisme de Bolognini ? Quelles en sont les caractéristiques ? Déjà, on pourrait être tenté de séparer plusieurs périodes de son œuvre. Ses premiers films et sa collaboration avec un scénariste d’exception du nom de Pasolini ont beaucoup fait pour le ranger à côté des grands noms du néo-réalisme. Ainsi, dans Les Garçons, sorti en 1959, l’approche esthétique est beaucoup moins présente, et laisse place à une histoire se révélant être du pur Pasolini, puisqu’elle suit la journée de petits voleurs romains, de prostituées… Filmé en noir et blanc, avec une perfection et une maîtrise admirables, le cinéaste semble malgré tout plus modeste.Toutefois, bien que n’usant pas d’effets particuliers, il se révèle capable d’orienter la caméra de façon à créer grâce aux lumières et aux différents éléments et objets présents des images poétiques d’une pure beauté. Bien que disposant de moyens moins importants que dans les années 1970, Bolognini montre qu’il n’a pas forcément besoin d’un attirail monstrueux pour créer des plans saisissants par leur beauté. Son savoir-faire indéniable se révèle capable de trouver tout simplement l’angle de vue parfait, celui qui confère à un plan somme toute banale une dimension tragique et lumineuse. Puis, des années plus tard, la couleur, le zoom et le format 1/85 aidant, son cinéma se transforme et devient visuellement beaucoup plus baroque et foisonnant. Avec Bubu de Montparnasse, réalisé en 1971, se trouve réuni tout ce qui peut horripiler les anti-Bolognini primaires : décors, costumes, références à la peinture, et jusqu’aux moustaches ! Tout sent la belle fresque décorative léchée. Pourtant, nous sommes peut-être ici face au chef d’œuvre de ce cinéaste, celui dans lequel la perfection et la virtuosité du style s’allient à merveille avec un récit mélodramatique tiré du roman éponyme de Charles-Louis Philippe, et se déroulant à la fin du dix-neuvième siècle.
Ces films accordent une importance extrême aux décors et à leurs particularités purement plastiques. Dès Les Garçons, la façon qu’a le cinéaste de montrer les quartiers pauvres, en ruine, révèle qu’il éprouve une fascination pour ce qui est sale et détruit. Par le biais de son regard, ce qui est malgré tout dans un état de délabrement avancé offre pourtant une mosaïque de formes, de contrastes et d’agencements. Il y a une poésie des ruines. De même, dans Bubu de Montparnasse, l’aspect misérable des logements est à la fois saisissant et fascinant. La texture des murs, l’effritement des peintures, des tapisseries en lambeaux, sont comme autant de formes abstraites. Sur un des murs du logement du jeune couple se trouvent des traces de rouge, que l’on imagine être les restes d’une décoration tombée en désuétude. Ces taches, signes d’une misère extrême, seront aussi pour le cinéaste un moyen d’intégrer dans ses plans de fines touches de rouge. La présence de cette couleur servira à rehausser grâce aux contrastes d’autres parties de l’image. Tel un peintre, Bolognini sait disposer des couleurs en vue de donner des tonalités différentes à ses images, et donc à son histoire. Son cinéma repose sur un équilibre pictural fascinant.
Mais pour les détracteurs de Bolognini, il est inconcevable et immoral de se servir de la misère pour faire des belles images. Cet argument est bien évidement recevable. Mais tout de même, un film tel que Bubu de Montparnasse, bien qu’esthétisé à outrance, ne peut être considéré comme une vulgaire carte postale d’antan. L’esthétisme n’annihile pas le drame et ne crée pas forcément des beaux objets mièvres et inoffensifs. Bubu de Montparnasse est un film glauque, terrible, étouffant, nous confrontant à des êtres arrivés à un état de décrépitude extrême : tout sent la moisissure, la pourriture, la mort. Malgré la beauté des costumes et du soin général apporté au bagage figuratif, l’histoire de cette femme, tombée dans la prostitution par amour d’un homme qu’elle doit entretenir, est d’une cruauté rare. Et puis il convient de dire que cette œuvre est un drame, et même un mélodrame. Il ne s’agit pas de faire ressentir au spectateur la tragédie de cette existence en lui exposant uniquement des faits, mais bien en l’amenant à se retrouver en empathie totale avec cette jeune héroïne, interprétée par la magnifique Ottavia Piccolo, plus connu pour avoir joué le rôle de Mado dans le film éponyme de Claude Sautet. Bolognini sait s’approcher de cette femme, de ce corps meurtri, et rendre palpable le drame dont nous sommes témoins. Il redouble de créativité et ne cesse de surprendre par la multiplicité des points de vue. La caméra tourne autour d’elle, diversifient les cadrages, les lumières. Quelques taches de rouge dans un coin du plan, et c’est la perception entière d’un visage qui est bouleversée et qui s’offre à nous sous un angle nouveau. Jamais la mise en scène ne se lasse de ce personnage, ne se trouve en manque d’inspiration lorsqu’il s’agit de nous le donner à voir, au fur et à mesure des drames, et alors que la maladie et les humiliations laissent leurs empruntes. Tel Jeanne d’Arc dans le film de Dreyer, une infinité de possibilités s’offre aux vrais cinéastes lorsqu’il s’agit de filmer un personnage, un motif. Mais il est certain qu’il y a chez ce créateur, de même que chez Baudelaire ou Le Caravage, un goût pour la moisissure, pour les prostituées, pour les quartiers mal famés. Il y a chez ces hommes une attirance pour ce que Baudelaire nomme « l’ivresse des choses funèbres », une façon de sublimer par l’art et la création l’horreur et le vice, tout en recherchant au fond à déceler les manifestations de la grâce.
Aussi travaillée et léchée soit-elle, la mise en scène peut pourtant se révéler extrêmement juste lorsqu’il s’agit de donner à voir des aspects tragiques de l’histoire italienne récente. Ainsi, dans Libera mon amour, toute la partie montrant les combats et les répressions dont sont victimes les partisans italiens est d’une violence assez étonnante. Gravité et silence s’installent d’un coup, ouvrant une parenthèse menée avec un tact qui force le respect. Les plans travaillés de Bolognini se révèlent exemplaires et inspirent finalement une forme de recueillement, de retenue. Enfin, on peut considérer qu’avec Vertiges, le style de ce cinéaste atteint ses limites. Bien qu’abordant des questionnements sur la psychiatrie et les méthodes médicales les mieux adaptées, le scénario reste assez léger, pour ne pas dire grossier. Malgré une scène d’ouverture fascinante, le talent du réalisateur ne peut combler le vide, sauver de l’insignifiance certaines séquences, et ce même si parfois il y parvient. L’échec partiel de ce film montre que lorsqu’il n’est pas porté par une histoire forte, le cinéaste peine à créer une osmose entre sa caméra et le récit. Ici, les zooms et les effets chocs et érotiques ne prennent pas. Bolognini s’agite pour mieux dissimuler l’indigence d’un propos qui a trop voulu se reposer sur le fait de révéler de soi-disant tabous.
Les femmes face à l’ordre
Si le style est reconnaissable, les sujets choisis et les personnages mis en avant dénotent de la part de ce cinéaste un intérêt pour des thématiques précises. Cet habile faiseur semble malgré tout intéressé par un nombre limité de problématiques auxquelles il revient de façon obsessionnelle. Mais alors, serions-nous face à un auteur ? Ainsi, trois des quatre films édités en DVD nous proposent des portraits de femmes évoluant dans un monde où les hommes édictent leurs lois. Bolognini diversifie les situations, les contextes et les caractères même de ces personnages, mais ce à partir du même constat initial. Dans Libera mon amour et dans Vertiges, deux femmes vont à leur façon et avec des méthodes différentes tenter de mettre à mal le système politique et médical tenu par les hommes. Le regard qu’elles portent sur les comportements de ceux qui les entourent, sur la société dans laquelle elles vivent, fait ressortir les absurdités et les horreurs qui sont pourtant la normalité et le quotidien.
Dans Libera mon amour, Claudia Cardinale, sanguine, fille d’un anarchiste fameux emprisonné, a tout pour être une bonne mère au foyer. Ayant deux enfants, un mari aimant, doux et attentionné, et bien que ne possédant pas vraiment les qualités propres à une bonne cuisinière, cette femme a pourtant des attitudes et des comportements qui causent des problèmes plus ou moins graves ici ou là : elle hait les fascistes… En pleine Italie mussolinienne, il lui est impossible de contenir les réflexes familiaux, sorte de réaction épidermique vis-à-vis de tout ce qui a trait à cette dictature, à ces chemises noires qui, quoique l’on fasse, mettent leur nez dans toutes les parties de la vie des italiens. A côté d’elle, son mari s’avère être un homme extrêmement touchant, dépassé mais tellement amoureux. Le film s’attache à montrer la vie de ce couple, en adoptant à bien des moments une trame simple, naïve et comique, sorte de comédie familiale atypique magnifiquement orchestrée et rythmée. Refusant la démonstration purement historique et politique, Libera mon Amour dresse le portrait d’une femme de caractère qui, sans être une intellectuelle, possède des convictions et un simple bon sens qui lui font rejeter tout le baratin propre à la dictature fasciste. La caméra de Bolognini fait ce qu’elle sait faire de mieux en magnifiant la beauté de cette héroïne, tout en prenant soin à ne jamais l’étouffer, lui laissant assez d’espace pour que l’énergie propre à ce personnage puisse s’exprimer. Toutefois, la mise en scène des costumes et des décors fait sens à elle-seule. Ainsi, dès le début, Claudia Cardinale traverse en robe rouge et d’un pas décidé une place quasi déserte. Rien que ce plan, rien que le point de vue et cette tache rouge se mouvant avec détermination dans l’espace, pourrait faire office de résumé du film.
Dans Vertiges, un médecin interprété par Françoise Fabian se rend dans un hôpital psychiatrique afin d’observer les méthodes et les traitements administrés aux malades. Rapidement, elle découvre les rapports malsains que les femmes de l’équipe médicale ainsi que celles de ses collaborateurs ont tissés avec le directeur du lieu, interprété par Marcello Mastroianni. Ce dernier a des relations sexuelles avec la plupart d’entre elles, se révélant incapable de réfréner ses envies, jouissant de l’aura que lui donne son statut, et profitant du fait qu’aucune instance supérieure n’est amenée à le remettre en cause. Pourtant, l’arrivée de cette femme n’est pas vue d’un bon œil par le maître des lieux. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas qu’elle découvre les agissements internes, mais bien qu’elle remette en cause les méthodes médicales employées, en introduisant les nouvelles théories développées entre autres par Freud. Car pour le directeur de cet établissement, la folie est une maladie, un virus qui sera pour toujours anéanti le jour où la recherche aura trouvé le vaccin approprié. Pour elle, au contraire, les problèmes mentaux sont bien souvent les résultats d’un trauma, d’une ou plusieurs expériences vécues. Toutefois, en dehors des questions psychanalytiques, le film est aussi une métaphore de l’Italie fasciste et des comportements déviants propres aux dictatures fermées sur elle-même. L’hôpital peut être vu comme la reproduction à petite échelle du fonctionnement d’un pays totalitaire : coupé du reste du monde, dirigé par un homme mégalomane, adulé, à la raison vacillante, assis sur des convictions qu’il ne veut pas remettre en cause, craignant et rejetant tout ce qui de l’extérieur apporterait un son de cloche différent. L’arrivée de cette femme va remettre en question la toute puissance du directeur et sonner la fin de ses théories et de son règne délirants.
Vertige du sens
Les fins de ces quatre films surprennent. Elles réorientent les récits au dernier instant, faisant ressortir un aspect terrible et mystérieux des êtres ou des situations. Même si le scénario prend soin de nous abandonner à un moment où l’histoire que nous avons suivis se clôt, tout porte pourtant à croire qu’une autre histoire, peut-être encore plus terrible, mais dont nous ne saurons rien, se développera dans un futur extrêmement proche. Le film est fini, mais la tragédie des personnes continue, et prendra des voies d’autant plus terribles que nous ne pouvons que les pressentir.
Le seul personnage dont nous connaissons véritablement le sort est celui interprété par Claudia Cardinale dans Libera mon amour, puisqu’elle est tuée accidentellement par un fasciste refusant de se rendre malgré la défaite. Pourtant, cette fin abrupte est révélatrice de l’intelligence et du vertige crée par ces revirements de dernière minute. Ici, n’acceptant pas d’attendre que la police ait neutralisé cet individu, Libera se risque à passer et est abattue. Pour ce personnage, c’est donc la fin. Mais avant cela, alors que tout était construit pour la mise en place d’un happy-end, Libera comprend qu’il lui est impossible d’accepter le fait de tourner la page de ces années noires. Alors qu’elle se rend à l’aide sociale, elle découvre que l’homme qui l’accueille et qui s’occupe de son dossier n’est autre que le fasciste qui la harcelait. Pour elle, il est impensable de vivre avec ces gens là, de faire comme si personne n’avait participé de façon active au régime de Mussolini. Le happy-end a donc tourné court, et l’hypocrisie extrême de la future société démocratique vis-à-vis de cette période ne peut contenter ceux qui sont avides de justice. Le film s’inscrit ainsi intelligemment dans les problématiques propres aux groupuscules gauchistes des années 1970 tels qu’ils sont apparus dans les anciens pays de l’Axe. En Italie, en Allemagne et au Japon, les déçus des révoltes avortées des années 1960 se radicalisent et pointent notamment du doigt le fait que les bourreaux d’hier vivent tranquillement aujourd’hui, et occupent même des postes importants. Malgré des tonalités proches de la comédie familiale, malgré un dénouement heureux, le film se clôt finalement sur la mort de l’héroïne principale, à un moment où personne ne l’attendait, révélant ainsi de façon magistrale les ambigüités de la société italienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et les tensions contemporaines à la sortie du film.
Les zooms, les mouvements d’appareil, les éclairages et les costumes créent finalement une sorte de flottement, de vertige. Rien de cela n’est réel. Ni le film, ni la vie. Au fond, on peut aussi considérer que ces films ne sont pas ce qu’ils paraissent. Ni décoratif, ni profond… Ni le fond, ni la forme ne semblent être ce qu’ils sont. À bien des égards ces histoires ne disent jamais clairement ce qu’elles ont à dire, et peuvent parfois nous laisser intelligemment sur notre faim. Bolognini est trop fin pour nous expliquer, nous exposer une thèse précise, avec un développement et une conclusion. Mais le propre du style est peut-être aussi d’avouer finalement son impuissance à véritablement cerner la nature profonde des êtres, le mystère de chacun, des individus comme des sociétés. Le styliste n’est pas un être qui enrobe le monde par refus du réel, mais quelqu’un qui avoue son propre trouble vis-à-vis de ce qu’il ne peut cerner véritablement.
Les bonus
Tout d’abord, il convient comme d’habitude de saluer le travail de Carlotta, qui sort une fois de plus une série de quatre DVD d’une qualité visuelle remarquable. Il est vrai qu’avec un cinéaste accordant un tel souci à l’aspect pictural, il aurait été dommage que les copies soient passables. Chaque DVD est accompagné d’une courte présentation de Jean Gili et d’un documentaire revenant sur l’œuvre du metteur en scène italien. Le plus important, divisé en deux parties, se nomme Au-delà du style, et a été réalisé par Jean Gili lui-même, il y a vingt ans de cela. Dans ce film, le critique et historien interroge Bolognini, ainsi que plusieurs actrices ayant travaillé à ses côtés. Outre les analyses théoriques et esthétiques, se trouve évoqué un nombre important d’anecdotes ayant trait à la personnalité du cinéaste italien, à sa relation avec les acteurs. Le titre du film lui-même est bien évidemment un plaidoyer pour une réhabilitation de l’œuvre de ce cinéaste, une façon d’inviter les réfractaires à ne pas s’arrêter au simple aspect visuel. À ce propos, conscient que cette approche a souvent été perçue comme un défaut, Bolognini dit pourtant se sentir plus proche de Rossellini que de Visconti, considérant que son œuvre n’a été qu’une quête visant à déceler la vérité des êtres et du monde. Enfin, deux films sont consacrés aux collaborateurs et acteurs, l’un d’eux s’attachant à la figure de Pietro Tosi, costumier principal ayant aussi travaillé longuement avec Visconti.