Loin des films bavards à l’esthétique baroque et colorée qui ont fait la réputation (parfois décriée) de Mauro Bolognini, La Corruption surprend immédiatement par l’abondance de ses silences et la sécheresse glacée de sa mise en scène. Sorti en 1963, soit trois ans après Le Bel Antonio, le premier grand succès qui allait permettre au réalisateur d’obtenir une reconnaissance internationale, le film dépeint une fois de plus un jeune homme en plein désarroi existentiel, incapable de se reconnaître dans le rôle que son entourage l’oblige à endosser. Sauf qu’il n’est ici pas question de l’impuissance sexuelle d’un bellâtre qui doit faire ses preuves en honorant son épouse pour «devenir un homme», mais du choix de Stefano, un fils de bonne famille, de s’engager dans les ordres plutôt que de reprendre l’entreprise prospère de son père. Si en arrière-plan se dessine une critique acerbe des dérives du miracle économique italien d’après-guerre (qui inspirera deux autres films sortis à la même période, Le Fanfaron de Dino Risi et Main basse sur la ville de Francesco Rosi), Bolognini s’intéresse avant tout au conflit intérieur de Stefano, dont la quête fébrile d’une certaine forme de pureté entrerait en totale contradiction avec son environnement social.
Oppression des décors
Dans la scène d’ouverture du film, un vieux professeur explique aux étudiants fraîchement diplômés qu’ils vont désormais se confronter à deux conceptions de la réalité : l’une catholique, l’autre marxiste. Stefano, qui écoute attentivement le discours du doyen, n’a pas d’autres choix que de se reconnaître dans le bourgeois qu’il décrit. Tout à la maison, de l’aisance matérielle à l’omniprésence des livres, rappelle de manière oppressante au jeune homme quelle est la voie tracée par sa famille : celle de la connaissance mise au service d’un système basé sur l’exploitation des autres. Parce qu’il ne se sent pas l’âme d’un révolutionnaire, Stefano fait alors le choix de s’affranchir de cette réalité aux perspectives obstruées pour rejoindre l’église. Mais là encore, lorsqu’il visite un monastère prêt à l’accompagner dans sa démarche, le déséquilibre des plans en forte plongée traduit un insondable vertige et ne fait que souligner l’impuissance d’un personnage face à un destin trop grand pour ses frêles épaules. Seul point de repère dans cette effusion de confusion, la mère de Stefano, telle une icône éclairée par un halo du lumière sur son lit d’hôpital tandis que la bonne sœur qui lui sert d’infirmière dissimule mal son goût pour le sadisme, semble tout aussi malheureuse, piégée par un mariage de convenance qui a fait d’elle le pur produit de sa classe. Cachée aux autres en raison de son comportement borderline, elle inspire ce fils en quête d’une spiritualité qui fait défaut au profil affairiste et autoritaire du père.
L’appel de la chair
La seconde moitié du métrage fonctionne quasiment comme un huis-clos. Cherchant par tous les moyens à détourner Stefano de sa fragile vocation, le père lui propose de partir en voyage pendant quelque temps à bord de son yacht luxueux. Sauf que pour rappeler à son fils ce à quoi il devra renoncer, il fait venir à bord Adriana, une très belle jeune femme chargée de semer le trouble sexuel. La quête spirituelle de Stefano se heurte alors à un inavouable désir de possession de l’invitée, ramenant l’idéaliste dans la droite lignée des valeurs familiales qu’il prétend exécrer. Comme pris dans un cercle infernal, Stefano revient donc constamment à ce qu’il croit pouvoir fuir en voulant se mettre au service de l’église : l’ordre, l’obéissance et le matériel. À l’écran, cette contradiction intérieure se traduit par une photographie au noir et blanc contrasté qui laisse entrevoir l’impossibilité du compromis et un montage heurté qui multiplie les champs contrechamps silencieux entre les deux jeunes gens que tout éloigne. Le piège, aussi visible et identifiable soit-il (le père ne fait pas dans la finesse pour mettre son fils au pied du mur), est pour autant d’une efficacité redoutable dans la mesure où il prive la victime d’une lucidité pourtant développée par le prisme de la connaissance. Bien que nuancé et évitant le piège du manichéisme, le constat de Mauro Bolognini est du coup sans appel.