Proche collaborateur de Pasolini dans sa jeunesse – qui fut le scénariste de ses premiers films avant de devenir lui-même réalisateur, Mauro Bolognini a connu ses premiers succès dans les années 1950 en faisant une incursion alors remarquée dans le registre de la comédie. Mais ce n’est qu’au cours des années 1960 que le cinéaste italien développera véritablement le style qui fera sa renommée, en adaptant pour le cinéma bon nombre d’auteurs classiques, d’Alberto Moravia à Italo Svevo (également adapté par Visconti dans Senso), en passant par Vitaliano Brancati. Sorti en 1961, soit un an après Le Bel Antonio (premier prix au festival de Locarno en 1960), La Viaccia porte la marque de ce tournant dans la carrière du réalisateur, de la réussite de son projet plastique comme des fragilités qui lui seront par la suite souvent reprochées.
La Viaccia raconte l’histoire d’Amerigo (Jean-Paul Belmondo), jeune paysan brusque et taciturne, qui quitte la ferme familiale pour aller habiter en ville où il doit travailler pour son oncle, un marchand de vin florentin. Là, au détour d’une rue, par un après-midi pluvieux, il rencontre Bianca (Claudia Cardinale), une ravissante prostituée dont il tombe éperdument amoureux. Mais Bianca coûte cher et Amerigo, qui n’a pas un sou, est finalement obligé pour satisfaire l’obsession qui le dévore de voler dans la caisse de son oncle. Celui-ci, ayant découvert le forfait, renvoie le jeune homme dans sa famille…
Dans des ambiances vaporeuses, des rues feutrées de Florence aux décors chatoyants d’une maison close, en passant par les étendues claires de la campagne toscane, La Viaccia dessine le portrait d’un outcast, l’un de ces personnages mal ajustés au monde qu’ils habitent, un rien étranges et dérangeants. À la fois passif et désespérément volontaire, le jeune Amerigo, de mutismes éloquents en éclats spectaculaires, ne va pas sans rappeler le personnage des Nuits blanches de Visconti, et avec lui bon nombre de figures romanesques qui peuplent l’univers des deux réalisateurs. L’analogie avec le cinéma viscontien ne s’arrête d’ailleurs pas là : adaptation (ici, d’un roman de Mario Pratesi), film « en costumes » que sublime une photographie en noir et blanc particulièrement soignée et esthétisante, La Viaccia assume un certain maniérisme et déroule une mise en scène que parsèment des dialogues littéraires.
Mais là où Visconti semble le plus souvent réussir heureusement à imposer un fond que vient servir la forme, Bolognini peine ici à imposer son sujet, que le scénario tortueux et l’excès de bavardages ont une fâcheuse tendance à diluer. On a beaucoup reproché au cinéaste son formalisme excessif… D’une très grande beauté plastique, La Viaccia semble tout faire pour étayer ce reproche. Un peu inégal, le récit déroule des péripéties d’intérêt variable, lançant des pistes sans réellement les exploiter : c’est le cas en particulier de l’intrigue qui surgit, à la moitié du film, autour d’un groupe d’activistes socialistes, intrigue secondaire qui reste à peine ébauchée et fait l’effet d’un artifice scénaristique chargé d’étoffer le propos d’un cinéma soi-disant social. Et si le protagoniste interprété par Jean-Paul Belmondo est plutôt intéressant et attachant, on ne peut que regretter ici le traitement relativement sommaire des autres personnages : de la maîtresse de l’oncle, dont le seul trait de caractère semble être la vénalité – elle n’ouvre la bouche que pour demander de l’argent et confirmer sa mesquinerie –, à Bianca, bourreau ensorcelant dont les failles apparentes semblent particulièrement artificielles, La Viaccia met en place puis tire toutes les ficelles d’une tragédie… et manque l’essentiel. Malgré quelques séquences réussies – notamment celle de l’intrusion d’un groupe d’ivrognes carnavalesques dans la maison close vers la fin du film –, Bolognini peine à préciser ses enjeux, amoncelle visiblement les bonnes intentions plastiques et thématiques et livre un film dont la vie reste le plus souvent douloureusement absente.