Gran Bollito, la grande bouillie. On peut comprendre que le titre de cet étrange film de Mauro Bolognini n’ait pas été traduit littéralement, et Black Journal est probablement un titre plus vendeur et plus évocateur. Reste que « la grande bouillie » sied finalement très bien à ce film inspiré de l’histoire réelle de « La saponificatrice di Corregio ». Au début de la Seconde Guerre mondiale, Leonarda Cianculli a assassiné trois femmes qu’elle a ensuite transformées en savons et en gâteaux, qu’elle vendait ou donnait à ses amies. Le carton au début du film précise assez mystérieusement que « cette histoire a été librement adaptée d’événements qui se sont réellement produits en Amérique, en Égypte et en Italie », et que « toute ressemblance avec des personnes ayant vécu, ou encore vivantes, serait absolument fortuite », quand bien même le personnage de la meurtrière porte presque le même prénom que dans la réalité (Lea, incarnée par Shelley Winters). Qu’à cela ne tienne, intimés de ne pas penser aux faits réels, prenons le film pour ce qu’il est : une étrangeté baroque parcourue de meurtres froids, un cheminement vers l’extinction des émotions, « presque une comédie » dira Max von Sydow, qui interprète deux rôles (nous y reviendrons).
Anti-giallo
Black Journal sort en 1977, alors que le giallo vit déjà la fin de son âge d’or. Les Frissons de l’angoisse (Profundo rosso) est sorti deux ans plus tôt, et malgré quelques autres films d’Argento, de Lucio Fulci et de Lamberto Bava, les années 1980 seront celles de la disparition presque complète du genre. Dans la façon qu’a Mauro Bolognini de raconter et de mettre en scène les meurtres de la saponificatrice de Corregio, on peut dire que Black Journal est un anti-giallo, car chaque motif propre au genre s’y voit retourné. La photographie d’Armando Nannuzzi (habitué des tournages de Bolognini, mais aussi de ceux de Visconti ou de Comencini) est tout sauf colorée, avec sa lumière blafarde, ses pastels fantomatiques bergmaniens et ses tons gris. Chaque tâche de rouge vient rompre avec la noirceur du film et apparaît comme un rappel du vivant, qu’il s’agisse d’une rose ou du sang. La structure du récit s’oppose également à celle d’un giallo : les meurtres étant accomplis par le personnage principal, la recherche du meurtrier ne constitue jamais le moteur du récit. Ils se déroulent chez Lea, qui n’a donc jamais à se déplacer pour accomplir ses méfaits. Les victimes sont des vieilles femmes jouées par des hommes (Max von Sydow, Alberto Lionello, Renato Pozzetto), et les uniques jeunes femmes du film sont épargnées, un comble pour un film horrifique italien. Enfin, les trois meurtres prennent tous la même forme : Bolognini alterne plans sur l’implacable meurtrière, décrochant lentement son hachoir, et plans sur la victime, qui ne se doute de rien ; la caméra s’approche lentement de sa nuque, et elle se fait décapiter sans avoir eu le temps de crier. Ils ne ressemblent donc pas du tout aux morceaux de bravoure et de virtuosité que sont les meurtres dans un giallo. Tous ces détournements stylistiques font la saveur de Black Journal, qui n’est peut-être pas un film de peur, mais qui n’en demeure pas moins effrayant.

Vengeance divine, vengeance cinématographique
Lea tue, puis découpe ses victimes, fait fondre leurs corps, garde le sang pour des gâteaux, broie leurs os, garde cette poudre brillante (il y a du phosphore dans les os), en fait des savons, les vend. Chaque personnage, ignare et impuissant, assiste à au moins l’une de ces diaboliques étapes. Seules les victimes apprennent la vérité, mais elles meurent avec ce savoir. En vain ? Pas totalement, puisque par un procédé poétique original, les comédiens travestis des trois victimes incarnent également ceux qui causeront l’arrestation de la meurtrière : un banquier, un policier et un commissaire. Cette réincarnation littérale, permise par l’artifice cinématographique, constitue le seul fait fantastique du film, et bien qu’il ne soit pas officiellement présenté comme tel, Bolognini l’utilise bien comme une certaine idée de jugement divin par le cinéma. C’est la plus belle idée du film, qui baigne parfois dans une certaine non-efficacité italienne (ronronnement du récit et post-synchronisation pas toujours précise) charmante mais dépassée, ainsi que dans une incapacité à traiter certaines intrigues secondaires (le film ne sait pas trop quoi faire de ce fils, pourtant la raison de toutes ces morts). Une autre belle idée du film tient dans l’utilisation parcimonieuse de la musique. Le thème principal, composé par Richard Whittaker, connaît des variations. La meilleure est certainement celle sifflée et jouée au piano. On l’entend d’abord de façon intradiégétique, jouée par le personnage de Stella (Renato Pozzetto), et ce n’est qu’à partir de cette scène qu’on la réentendra, dans les moments les plus graves et les plus mélancoliques du film. Dans ces deux cas, le film est doté de pouvoirs symboliques : un personnage décide d’une possibilité de montage sonore (placement de la musique), et un choix de casting oriente symboliquement la résolution du récit. Ces allers-retours entre le domaine de la fiction et le domaine de la fabrication du film constituent presque un contrat esthétique ; les personnages participent à la forme du film et sa fabrication participe à son récit. Dans cette dialectique, le film montre toute son originalité, et la nonchalance discrète qui caractérise ce dialogue est peut-être sa plus grande qualité.