Parmi la grisaille pluvieuse des rues de Montpellier en cette fin octobre, les salles chaleureuses du Cinemed, enfouies dans les profondeurs du Corum et du cinématographe Rabelais, formaient un étrange monde parallèle, tout en couleurs et mouvements, plein du fourmillement de cinéphiles de tous âges circulant entre les cinq salles de projection, le petit bar bondé, les brasseries élégantes et les rencontres publiques avec les invités du festival. Parmi eux, Sergi Lopez, Imanol Uribe et les frères Larrieu ont fait l’objet de généreuses rétrospectives pour cette 38ème édition. En défendant un cinéma libre et sensuel, en parallèle d’hommages vibrants au cinéma tunisien, ou encore à la défunte Ronit Elkabetz, le nouveau directeur Christophe Leparc (promu après de nombreuses années d’implication dans l’équipe du festival) et la nouvelle présidente du festival Aurélie Filippetti affichaient une volonté claire : rendre au festival sa verve et sa jeunesse, faire revenir un jeune public qui avait tendance à déserter le festival, de plus en plus monopolisé par de charmants retraités cinéphiles.
Militantisme et sexualité
Vivre et autres fictions de l’Espagnol Jo Sol (fiction documentaire où chaque personnage joue sa vie réelle), lauréat de l’Antigone d’or récompensant le meilleur long métrage en compétition, associait ainsi le thème de la sexualité à une virulente critique politique. Antonio, un handicapé en fauteuil roulant, installe chez lui une société d’assistanat sexuel pour handicapés sous les yeux désapprobateurs de ses deux auxiliaires de vie. Le débat provocateur et réjouissant entre les personnages qui innerve tout le film (« oui, je veux que l’État paie pour qu’on me fasse une branlette », s’exclame Antonio quelque peu énervé), montre à quel point l’idée d’une sexualité chez les handicapés pose encore problème. Cette lutte d’Antonio pour se faire entendre, le film la relaie habilement, plaçant la caméra au beau milieu de son lit, à la place des handicapés « assistés » par une jeune étudiante. En ramenant au monde visible une sexualité trop souvent ignorée dans le monde du handicap, le cinéma de Jo Sol renverse ainsi les points de vue, en évite la dramatisation boursouflée et la dangereuse stigmatisation. Nimbées de la lumière ouatée du jour, ces scènes d’intimité donnent uniquement à voir les visages réjouis d’une étudiante « employée » et d’un jeune handicapé semblant revenu d’un coup à la vie. « Nous sommes comme des crocos dans un zoo, ni vivants, ni morts », déclare justement l’un des personnages. Tout l’enjeu du film est là : montrer le scandale d’une société dominée par un impératif de « productivité » qui laisse dans un état de survie misérable les individus les plus fragiles. Pépé, l’un des assistants d’Antonio, héros du précédent film de Jo Sol (El Taxista Ful), offrira ainsi un contrepoint tragique au combat d’Antonio : se substitue à la maladie du corps la maladie d’une âme, celle d’un quinquagénaire terriblement isolé, ancien voleur de taxi sorti de l’hôpital psychiatrique, rêvant de chanter le flamenco pour apaiser le chagrin d’un fils disparu. On ne peut que se réjouir de ce prix décerné à un film volontairement hors système, tourné avec un seul technicien en plus du réalisateur, refusant toute forme de spectaculaire et donc de « fictionnalisation » excessive, pour mieux faire entendre la saudade de ces laissés pour compte d’une Espagne en crise, bercée par les paroles mélancoliques d’un chanteur de flamenco : « Ça me brûle à l’intérieur, mens-moi, dis-moi que nous ne sommes pas au bord du gouffre. »
Jeunesse révoltée
Dans un registre plus classique, proche du cinéma social de Ken Loach, Fiore de Claudio Giovannesi vibre de la même colère face au système. Daphné (Daphné Scoccia), sorte d’Oliver Twist de l’Italie postberlusconienne, y subit de plein fouet les injustices du monde d’aujourd’hui : sans-abri et abandonnée par son père incarcéré, la jeune fille se fait arrêter pour vol, connaît l’amitié et l’amour en prison, avant d’en être séparée brutalement. Même si ce film de prison reprend les clichés a priori larmoyants du maton cruel et de la famille indigne, il gagne en ampleur grâce à sa puissance romanesque. L’intrigue amoureuse entre Daphné et son premier amour Josh est une transposition trépidante de Roméo et Juliette en prison, où la tension s’associe au spectacle épique de ces personnages en rébellion, déployant une énergie folle pour s’offrir une parenthèse de bonheur. Daphné risque courageusement l’allongement de peine pour un petit mot laissé à Josh dans un placard de réfectoire, un baiser volé pendant la promenade aux yeux de tous, un brin de rouge à lèvres. La quête de liberté de la jeune fille atteint son point culminant lors de deux scènes magistrales de courses-poursuites qui ouvrent et ferment Fiore. S’échappant toujours à tire d’ailes du cadre, refusant toutes les cages, l’histoire initiatique de Daphné est celle d’une évasion continue et saisissante, pleine d’adrénaline.
La révolte, la jeunesse, étaient aussi au cœur de Chronique d’un homicide de Mauro Bolognini, film rare de 1972 programmé par le ciné-club Jean Vigo dans le cadre d’une passionnante rétrospective consacrée au cinéaste italien. Si cet ami de Pasolini embrassa des périodes plurielles et extrêmement contrastées, allant du film aux accents néoréalistes sur la jeunesse romaine comme Les Garçons (1959), jusqu’à la reconstitution historique à la fois précieuse et satirique comme La Grande Bourgeoisie, Chronique d’un homicide révèle encore une autre approche du cinéaste, plus critique que jamais sur la société italienne. Dans la tourmente des années de plomb, un jeune étudiant et militant communiste (Massimo Ranieri), responsable de la mort d’un policier qui a lui-même tué un étudiant, cache la vérité à son père (Martin Balsam), juge en charge de l’affaire. Au fil de ce mélodrame tout en retenue, où chaque protagoniste finit par se sacrifier avec une dignité sublime, le propos devient résolument contestataire : un étudiant se laisse accuser à tort plutôt que de compromettre son groupe révolutionnaire, un fils trahit son propre père au nom de ses idéaux. Le cinéaste oppose ainsi l’image iconique des jeunes révolutionnaires, leurs visages d’anges imperturbables filmés en gros plans, leur regard brûlant de détermination et de rage, aux discours formatés des adultes, de la police et de la justice, plaignant ces « jeunes marginaux » dont l’idéologie communiste serait « plus dangereuse que la drogue ». La force émotionnelle du drame repose ici sur le non-dit et le silence : le père et le fils sont deux figures parallèles et solitaires, prisonnières de leurs propres secrets, errant dans les rues désertes d’une Rome à la fois moderne et monumentale ; la prise de conscience du père face à la révolte de son propre fils s’exprime ainsi seulement par l’image, celle d’un gros plan sur son visage bouleversé, puis celle d’un unique geste symbolique, invitant le monde à « comprendre ce qui pousse nos enfants à se révolter ».
Vipères et sirènes du capitalisme
Si Bolognini revient ensuite au genre du film historique, le cinéaste n’y perd rien de sa hargne à l’encontre de la bourgeoisie, tout particulièrement dans L’Héritage, dont l’action est située à Rome en 1880. Bien au contraire, tout y parle de la naissance du capitalisme dans l’Italie à peine réunifiée. Le portrait de la famille du riche boulanger Ferramonti, modèle de parvenu, dévoile un nid de vipères cupides. Dès l’ouverture du film, le père (Anthony Quinn) déshérite ses trois enfants à coup d’insultes grossières (« il n’y a que nos culs qui se ressemblent »), refusant de céder la moindre parcelle de sa fortune. Ce qui frappe immédiatement tient à cet incroyable mélange de crudité et de raffinement, à mi-chemin entre Pasolini et Visconti. Bolognini reconstitue avec soin les intérieurs, les costumes élégants et impériaux de cette grande bourgeoisie fin de siècle, cerne dans les décors réels d’une Rome contemporaine tout ce qui a su rester de majestueux et intemporel, tandis que chaque personnage révèle une ambition démesurée dénuée de scrupule : le fils cadet Pippo Ferramonti (Gigi Proietti) rêve de reclouer tous les crucifix de Rome pour mieux vendre sa quincaillerie, tandis que son aîné Mario (Fabio Testi), boursicoteur, exploite ses maîtresses pour soutirer des informations auprès de leurs époux banquiers. De cette fine peinture naturaliste semblant tout droit sortie d’un roman de Zola, le film surprend par son virage narratif où tout se recentre d’un coup sur l’épouse angélique de Pippo, Irène, interprétée par Dominique Sanda. De Zola, on passe à l’univers hypocrite et sulfureux des Liaisons dangereuses de Laclos, tant la belle s’avère l’alter ego décadent de la marquise de Merteuil (on ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer une certaine ressemblance entre Dominique Sanda et Glenn Close, interprète de la marquise dans l’adaptation de Stephen Frears), assoiffée de richesse, prête à tout pour récupérer le fameux héritage du vieux Ferramonti. Ce monstre magnifique, dont le cinéaste filme le corps blanc et lumineux étalé dans les soieries comme une nouvelle Olympia de Manet, séduira tous les hommes de la famille, procédant ainsi au dynamitage en règle de tous les tabous. Dans la droite lignée de son ami Pasolini, l’érotisme cru et vénéneux a ici valeur de métaphore poétique : Irène et sa beauté d’albâtre est la sirène séduisante d’un individualisme sans limites, dont le spectateur se retrouvera malgré lui le complice fasciné.
Se mettre au vert
À l’opposé de l’univers urbain des films de Bolognini, le « bain de nature » proposé par la rétrospective consacrée aux cinéastes pyrénéens Arnaud et Jean-Marie Larrieu, permettait de mettre en lumière l’impressionnante cohérence de leur œuvre. Leurs premiers court-métrages Les Baigneurs, Bernard ou les apparitions, réalisés respectivement en 1991 et 1992, ou encore leur moyen-métrage Fin d’été sorti en 1998, témoignent tous du même goût pour les vastes paysages montagneux à la John Ford, la triangulation amoureuse, les scènes de fêtes nocturnes aux lumières multicolores, les rencontres muettes et troublantes, que l’on retrouve encore dans leur dernier long-métrage, 21 nuits avec Pattie. Dans la même lignée que les films d’Alain Guiraudie, les personnages y font toujours l’expérience de la « séduction » au sens étymologique du terme : leur chemin dévie soudainement, dans une insouciance légère. Ainsi Les Baigneurs s’ouvre sur un hommage à À bout de souffle de Godard, où un jeune couple en route pour l’Italie chantonne au volant, avant de rencontrer un jeune marin (Jean-Marie Larrieu) auto-stoppeur qui les embarque dans une improbable partie de campagne. Le héros de Fin d’été, quant à lui, parti accueillir pour un week-end dans la montagne Noire une ancienne amoureuse, hésite finalement à tout quitter pour gérer la petite communauté soixante-huitarde de son oncle. Ce goût de l’imprévu se retrouve jusque dans la manière de tourner des frères Larrieu, comme ils l’ont expliqué à l’occasion de leur venue au Cinemed. S’il y a des invariants dans leur « recette » (Arnaud est au cadre, Jean-Marie à la direction d’acteurs, le scénario toujours très écrit et respecté à la lettre au tournage), leur mise en scène, elle, se décide souvent le matin même du tournage, à partir du décor et des comédiens. Les sympathiques Arnaud et Jean-Marie Larrieu sont bel et bien des cinéastes du lâcher-prise, du laisser-vivre, auprès desquels il était fort agréable de clore notre brève incursion dans ce joli festival.