Les éditions Potemkine et Agnès b. ont réuni en un seul coffret l’œuvre complète du grand cinéaste russe Andreï Tarkovski : sept longs et quatre courts-métrages que nous pouvons désormais tenir entre nos mains. Cette édition ouvre une troisième voie dans la réception de ses films, entre l’admiration béate et le rejet en bloc. Et si Tarkovski, colosse au pied d’argile, nous touchait plus par ses fragilités que par sa maîtrise, son autorité incontestables ? Car plus qu’un maître ou un génie, le cinéaste demeure, avant tout, un Inactuel au sens fort.
Pour le meilleur et pour le pire
Tarkovski est un cinéaste important. Depuis son décès en 1986, son influence sur toute une partie du cinéma d’auteur, courant des Balkans aux ex-républiques soviétiques, n’a cessé de s’accroître, parfois jusqu’à l’obstruction. Ses plus pieux laudateurs vanteront son impressionnante maîtrise, affirmée dès son premier long-métrage L’Enfance d’Ivan (1962), aboutissant ensuite, par une méticulosité infinie et une véritable hauteur de vue, une inspiration folle et une grâce d’exécution sidérante, à une épiphanie de chaque plan. Pour parer au reproche de formalisme, ils couronneront l’ensemble d’une haute spiritualité, bouclant la boucle de la perfection. Or, à revoir les films, frappe tout ce qui échappe à cette allure de parachèvement. Heureusement, vingt-cinq ans après sa disparition, Tarkovski n’est pas tout à fait devenu incontestable.
On peut se sentir rebuté par son inoxydable esprit de sérieux, qui densifie souvent son univers jusqu’à l’étouffement – Tarkovski s’inscrit dans le sillon pas franchement humoristique des Bergman, Antonioni et Bresson. On peut rester de marbre devant ses héros taciturnes, intellectuels fatigués et erratiques, grands mal-rasés traînant sous leurs frusques un spleen tenace. On peut surtout regretter que leurs odyssées métaphysiques ne soient en aucun cas accessibles aux femmes. Tarkovski ne voit en elle qu’anges de pureté (Vierges) ou incarnation des névroses occidentales (Vanité). Icône ou symptôme, pur esprit ou pure chair, la femme ne pose jamais son pied sur le chemin de sublimation où titube le héros tarkovskien, pris quelque part entre l’Idiot de Dostoïevski et le bouffon shakespearien, la truculence en moins. C’est là l’aspect le plus antipathique de son cinéma : son excessive orthodoxie, qui dénote tout autant la « droiture » étymologique qu’une certaine raideur guindée.
Mais rejeter Tarkovski pour ces quelques motifs atteste d’un singulier mépris des grandeurs. Il y a un snobisme, bien dans l’air du temps, qui aime à s’attacher aux petits riens, moque les dignités, et recherche en tout la mesure, le tricotage à l’infini d’infimes nuances. Comment pourrait-il s’accommoder des massifs écrasants d’un cinéma qui ne traque rien moins que le lien, le souffle qui unit toute chose, tout être, à ce qui l’entoure, à la divinité ? En cela, Tarkovski, mystique éclairé, reste un Inactuel au sens fort du terme. Toute sa vie, il fut un bâtisseur d’immenses cathédrales cinématographiques, érigées à la gloire de Dieu, semblable en cela au jeune fondeur de cloches dont l’épisode clôt son second long-métrage Andreï Roublev (1966). Pas étonnant, dans ces termes, que ses films ne provoquent qu’œcuménisme cinéphilique ou violent refus. On sait à quelle humilité, à quels tremblements réduit l’ampleur d’une telle tâche : rendre grâce à la divinité. Humilité qui n’a pourtant jamais affecté son statut d’Auteur majuscule, ni effacé sa patte reconnaissable entre mille.
Les galeries du temps
Ce qui nous touche le plus, aujourd’hui, chez Tarkovski, ce sont peut-être ces contradictions, tout ce qui humanise son imposant édifice et donne l’impression que, oui, le temps d’un film, on peut y habiter, s’y recueillir, s’y laver les yeux. Il y a notamment ce paradoxe magnifique qui veut que toute cette majesté de mise en scène, cette certitude inébranlable ressentie dans chaque choix du cinéaste, ce coup de force esthétique de chaque plan, n’ait été mis en œuvre que pour chanter les louanges de la faiblesse, cette « qualité » qui s’accorde aux plus profonds principes vitaux – contrairement à la mort, sèche et dure –, souplesse de l’homme qui, tel le roseau, plie mais ne casse pas. Faiblesse qui, seule, pourrait sauver l’humanité.
Les films de Tarkovski se maintiennent sur un fil ténu qui, lui non plus, ne casse pas. Chaque plan grave dans la mémoire du spectateur une mesure toujours inédite du temps. Qu’il s’agisse de l’eau dégoulinant de tous bords – la pluie tombant à travers le toit, dans la maison du fou de Nostalghia (1983), ou encore dans le bunker de Stalker (1980) –, de la dentelle de vapeur qui s’élève dans les airs et s’estompe doucement – les thermes du même Nostalghia –, des bourrasques de vent qui soulèvent hautes herbes et bosquets – Le Miroir (1978) –, les vacillements de la lumière, battant comme un cœur chaud – la chambre du petit garçon dans Le Sacrifice (1986) –, ou la combustion – les maisons qui brûlent dans Le Miroir et Le Sacrifice –, les éléments sont saisis dans un écoulement, une entropie, qui se distribue de plan à plan. Chez Tarkovski, l’image, tel un potentiel électrique, se charge et se décharge, transportant un courant de part et d’autre du film. Un souffle délicat, léger, qui saute par-dessus les coupes et se faufile dans les pores du récit, entre les objets, les êtres, et passe par chacune de leurs brèches. Se laisser traverser par ce courant constitue une expérience unique.
Chez Tarkovski, tout se transforme à vue. L’univers s’oxyde, la rouille gagne, la mousse, les algues et le lichen recouvrent tout. Et c’est précisément ces manifestations phénoménales de la nature, ses altérations lentes, que le cinéaste s’évertue à capturer. Parce qu’à ces moments, c’est le monde entier qui bascule dans une pulsation, et les fils qui le tiennent se découvrent à nu. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut comprendre la religiosité de Tarkovski : en ce qu’il n’a cessé de traquer ce lien minimal qui joint entre elles les différentes organisations de la matière (minérale, végétale, animale, humaine). Ce profond souci nourrit toute son esthétique. Tarkovski est un grand lieur, un créateur d’associations stimulantes, de courts-circuits surprenants, de collages magiques, qui emprunte énormément aux lois de la subjectivité, aux chemins de traverse de la mémoire active, aux sauts de cabri d’une poésie libre. D’où l’appétence du cinéaste pour ces natures mortes gonflées de « matières », pleines d’objets disparates à la surface desquels le temps a déposé sa trace. D’où sa propension aux longs travellings, de ceux qui relient dans leur cours grandiose les choses les plus distantes. D’où la lenteur du rythme qui laisse aux éléments le temps de se fondre dans le grand bain de la pellicule.
À ce titre, le cinéaste nous a offert parmi les plus beaux films-cerveaux qui soient – ceux, d’ailleurs, que nous préférons dans sa filmographie. Le Miroir, où se mêlent dans une valse lente toutes les strates, tant spatiales que temporelles, de la vie d’un cinéaste, l’image de la mère se confondant avec celle de la femme. Solaris (1972) nous transporte sur une planète où les plus profondes aspirations de l’homme se matérialisent sous des formes humanoïdes appelées « visiteurs », projetant les désirs de ses personnages dans l’espace. Enfin, Stalker, film d’anticipation, nous conduit dans la Zone, lieu « vivant » et clandestin, créé par la chute sur Terre d’un météorite, où l’espace ne répond plus à ses repères cartésiens, mais se reconfigure sans cesse, rétractile, réagissant à l’état d’esprit de ceux qui y pénètrent. Ici et là, le monde se présente comme une matière tant malléable que pensante, fondamentalement instable, percée de galeries dont nous ne soupçonnons même pas l’existence, de voies de communication inédites entre l’esprit et la matière. Chez Tarkovski, l’homme se meut en une âme aussi vacillante que la flamme d’une bougie – celle que doit transporter le héros de Nostalghia d’un bout à l’autre de la piscine –, une réalité aussi fluctuante que la brume de thermes chauds, qui n’apparaît dure et intransigeante qu’à ceux qui n’ont pas encore percé le mur des apparences, le voile de Maya.
Tempo di Viaggio
Le temps fort du coffret est certainement le moyen-métrage Tempo di Viaggio (1983), coréalisé par Andreï Tarkovski et le scénariste italien Tonino Guerra, journal filmé des repérages de Nostalghia, où l’on voit les deux artistes visiter les plus beaux sites de l’Italie. Guerra se montre un guide enthousiaste et érudit, et Tarkovski un exilé mélancolique, insatisfait des sillons touristiques où le voyage le promène. Il suffit qu’une traductrice les accompagne pour qu’on reconnaisse le dispositif narratif de Nostalghia, dont Tempo di Viaggio serait le pendant documentaire.
Nostalghia peut passer pour le film le plus problématique, empesé, poisseux de Tarkovski, où tout ne semble qu’illustration d’une idée préconçue (des oiseaux qui sortent d’une idole dans une chapelle – miracle « préfabriqué » –, à l’immolation du fou, qui tombe comme un cheveu sur la soupe), imposée sans jamais qu’elle prenne chair, ni ne dépasse les intentions par trop évidentes du cinéaste. Or, Tempo di Viaggio, ouvert aux accidents, étranger aux exigences de maîtrise de la fiction, détient le plan qui manquait à Nostalghia. Au détour d’une visite, les deux compères s’arrêtent à la table d’habitants d’un splendide petit village – des ouvriers ou des pêcheurs –, qui ont cuisiné un plat d’écrevisses et le dégustent dans la rue. Une petite fille joue dehors avec un ballon jaune. La caméra accompagne l’enfant dans sa course, disparaissant et reparaissant de derrière les murailles, la baudruche dansant autour de sa tête. Cette image volée à la vie inconsciente, souffle d’espoir et d’insouciance, pleine de nostalgie par le regard qui se pose sur l’enfant, concentre en quelques instants, à peine plus d’une minute, tout le film italien de Tarkovski.
Que soit permise une telle rencontre entre deux films qui tenaient tant l’un à l’autre n’est pas le moindre mérite de cette édition, qui ne pèche peut-être que par la fatigue (ça sent la rustine !) des masters employés. Nous prendrait-on au sérieux si nous avancions qu’elle ne convient finalement pas si mal à la rouille du monde tarkovskien ?