Longtemps attendue et préparée, la reprise en main hollywoodienne du super-héros à la cape membraneuse dépare assez nettement de ses antécédents sur grand écran, des brillantes exubérances de Tim Burton à leurs navrants prolongements par Joel Schumacher. Entre puisée respectueuse dans le matériau fourni par les comic books et mise au diapason des inquiétudes d’une Amérique ayant vécu le 11-Septembre, le Batman nouveau se veut à la fois plus fidèle à l’esprit de ses origines et plus vraisemblable dans son contexte et son action.
« Un concret terre-à-terre »
L’introduction du futur vengeur masqué Bruce Wayne, ruminant sa révolte entre un réaliste camp de prisonniers chinois et un fantaisiste monastère ninja dirigé par un cousin de Fu-Manchu, explicite d’emblée les principes de cette nouvelle entrée de Batman au cinéma, qui rembobine la légende en ignorant froidement les films précédents. D’un côté, on a consciencieusement épluché l’imposant matériel publié autour du personnage depuis sa création par Bob Kane en 1939, avec une prédilection pour tout ce qui est assez exotique et peu connu du grand public pour donner à l’écran une nouvelle ampleur à cet univers, quitte à brusquer un peu les spectateurs encore imprégnés de l’imagerie burtonienne (non, les parents de Bruce Wayne n’ont pas été assassinés par le Joker…). De l’autre, on a tâché de mettre le volontarisme glacial du justicier en résonance avec une certaine actualité traversée d’inquiétudes sécuritaires : scénario brassant menace terroriste et thème des errements de la justice, direction artistique où le pragmatisme glacé prime sur l’élégance (avec une attention particulière pour l’arsenal du héros, tel ce véhicule militaire disgracieux devenu une intimidante Bat-Mobile). Le personnage, il est vrai, se prête tout à fait à ce double exercice : un des rares super-héros qui ne doivent rien au surnaturel, s’appuyant sur un arsenal technologique impressionnant pour accomplir son œuvre de justice/vengeance, sa croisade monomaniaque soulève d’elle-même, au moins sur le papier, son lot de questions morales — caractéristique brillamment exploitée par Frank Miller dans sa saga dessinée Dark Knight, source d’inspiration officieuse des scénaristes David Goyer et Christopher Nolan. Pour parachever l’hybridation et la rupture, le tout se revêt d’un massif esprit de sérieux rompant avec la fantaisie colorée des épisodes précédents : acteurs très professionnels (Christian Bale se fond idéalement dans le rôle du vengeur aux deux visages, faux playboy et vrai combattant à sang froid), musique à la solennité imposante quoique un brin pontifiante issue d’une rare collaboration des deux poids lourds Hans Zimmer et James Newton Howard, survol d’une Gotham City en projection de métropole contemporaine vérolée à souhait où nuit moite et photo terne prédominent.
Avec une telle application sur les fondations et un savoir-faire certain dans l’exécution, le résultat convainc — dans les limites fixées dès la conception. Les efforts pour détailler chaque personnage, les faire évoluer dans un environnement cohérent jusque dans ses excès, tirer le folklore batmanien vers une réalité un peu plus triviale accentuant l’empathie avec le public, s’avèrent payants en conférant à cet imaginaire un concret terre-à-terre qui pourrait bien valoir les envolées fantastiques de Burton. Au risque parfois, néanmoins, de brouiller un discours où on distingue mal la frontière entre solennité du mythe et flirt risqué avec un air du temps interventionniste et sécuritaire (ainsi, l’ambiguïté de cette sentence tirée d’un lexique mi-Bush, mi-Rambo, mi-maître Jedi, « Pour combattre la peur, tu dois devenir la Peur », pourra faire hésiter entre respect, sourire et grincement de dents). Mais le vrai revers de la médaille, c’est la relative uniformité d’un ensemble trop rapidement perceptible, dont même les trouvailles en définissent aussi les limites. L’horizon défini pour le film dès le cahier des charges — par le scénario, la direction artistique — reste le même du début à la fin. La grisaille pessimiste de cet univers cousin du nôtre est un monolithe dont on fait un peu trop vite le tour et dont les reliefs se répètent, qui appelle toujours la même lecture (au fond assez simpliste), et le sérieux du traitement tend alors à se retourner contre le film. Ce Batman recréé et son environnement sont bien vivants, au point que même leur relative raideur fait sens ; mais on aimerait parfois un peu plus de mystère et de promesses de découvertes à leur sujet.
« Assurer les arrières »
L’option la plus inquiétante de ce projet restait le choix derrière la caméra d’un réalisateur réputé « sérieux » apte à traiter des sujets « sombres » : en l’occurrence Christopher Nolan, roublard surestimé, petit producteur de poudre aux yeux dont on se rappelle le tour de passe-passe Memento (pseudo-révolution du récit déstructuré pour le plaisir du gros sens qui tache) et l’insignifiant polar polaire Insomnia (une tonne de lumière blafarde pour l’effet, et d’agitation psychologique pour faire psychologique). Seulement, pour une fois, on se réjouirait presque de la tendance coercitive hollywoodienne, qui aura certainement calmé les ardeurs de bidouilleur piteux de l’Anglais. Incité à ne pas trop prendre ses aises avec la saga filmique en reconstruction, Nolan réalise facilement avec Batman Begins son film le plus regardable à ce jour, ce qui bien sûr appelle moins à l’enthousiasme qu’au soulagement. Le refrènement de son esbroufe coutumière aide à endurer les scènes d’action médiocrement mises en scène et — plus difficilement — l’absence d’un investissement de cinéaste qui ferait décoller ce Bat-Film nouvelle génération au-delà du produit bien réfléchi et fonctionnant sans anicroche, peut-être trop soucieux, en tant qu’épisode d’exposition, d’assurer les arrières de la nouvelle franchise à venir.