L’adaptation comme point de fuite
Le Dernier Nabab est le dernier roman d’un Fitzgerald qui n’eut pas le temps d’y poser les dernières touches ; c’est aussi le dernier film d’Elia Kazan qui mêle le spectaculaire au crépusculaire ; c’est enfin une œuvre polyphonique, énigmatique par endroits, dont l’adaptation d’Harold Pinter souligne les errements laissés par l’inachèvement, et en comble les vides sans l’autorité d’une plume qui voudrait écraser son brouillon. Disons-le tout de go, le brouillon n’est pas la plus grande réussite de l’écrivain, et cette mise en image ne résiste pas toujours à l’épreuve du temps ‑ah les solos de saxophone sirupeux !-. On retrouve dans le film de Kazan la caractéristique centrale des pièces de Pinter : un déluge de détails, une emphase du décor qui souligne les mascarades sociales et la profonde solitude des hommes qui bâtissent en dehors et meurent en dedans. C’est sans doute dans le mariage du mille-feuille stylistique de Fitzgerald, de l’obsession de Pinter pour les kaléidoscopes et de l’amour de Kazan pour les flamboyances mineures et déchues que se définit l’adaptation. Elle est, en somme, la rencontre de trois sensibilités et de trois représentations de l’essence cinématographique. Le personnage central, Monroe Stahr (interprété par le jeune Robert De Niro), est un avatar d’Irving Thalberg, producteur autocratique dont le pouvoir grandissant fait de l’ombre aux gros bonnets en place comme Pat Brady (avatar, lui, de Louis B. Mayer, interprété par Robert Mitchum) et aux autorités naissantes, dont celle de la guilde des scénaristes. Dans le casting même du film on retrouve des représentants des Jeunes Turcs de la décennie 1970 (De Niro, Nicholson, Theresa Russel) aux prises avec les vieux loups de l’actorat hollywoodien (Robert Mitchum, Dana Andrews ou Tony Curtis). De cette confrontation de l’ancien et du moderne, de l’installé et du pouvoir mouvant, Kazan conçoit une mise en abyme de la création audiovisuelle tiraillée entre le classique et l’éclaté, passionnante dans son rapport aux temps et aux sociabilités du microcosme du studio.
Au commencement était le décor
Le personnage central, c’est lui, le décor. L’espace du jeu, du film en train de se faire, de l’actrice aux mille feux (Didi, Jeanne Moreau) déjà débordée par ses jeunes concurrentes, est sans cesse en concurrence avec l’espace de vie : les effluves passionnelles sont les mêmes sur le plateau et dans les loges, au milieu et derrière les décors. Ils forgent l’âme d’un temps composé dont Kazan et Pinter reflètent les ancrages et anachronismes, brouillant ainsi la frontière entre l’adaptation littérale et l’adaptation recontextualisée. Le crépuscule de Monroe est aussi celui de ses créateurs, et le germe de la fuite est contenu dans une gloire trop soudaine et flamboyante. Tous les protagonistes tombent plus ou moins dans les affres du décor : Monroe Stahr, producteur qui dirige tout, connaît tout le monde, et refuse de céder la moindre parcelle de son autorité, mais il tombe peu à peu dans la confusion mise en images. Il est ainsi séduit par le charme d’une jeune femme équivoque, la fragile et manipulatrice Kathleen, qui ressemble farouchement à sa femme défunte : pourtant loin des intrigues de studio, elle est l’actrice, la femme aux multiples visages, qui détruira peu à peu le décor de Monroe. L’action ne se déroule d’ailleurs que dans deux espaces principaux : les studios eux-mêmes (les bureaux de Stahr ou Brady, les plateaux, la ville dans la ville) et la maison que Monroe se fait construite, la cathédrale dont la dernière pierre ne sera jamais posée. La villa de bord de mer pourrait être un échappatoire s’il n’était pas marqué du sceau de l’amour vain de Monroe pour Kathleen. Le cinéma est partout : dans les regards de ceux qui font, de ceux qui jugent, de ceux qui retouchent, sur les murs criblés d’affiches et de souvenirs. Kazan semble nous dévoiler son musée artisanal, un ensemble grouillant d’imagination, de débats et de luttes mais pesant dans sa structure masculine, dans son histoire et son incapacité à réconcilier les diverses strates de la création.
Splendeur et misère du studio
C’est finalement un constat désabusé que livre Le Dernier Nabab, celui d’un retrait, d’une fin de carrière. Tout commence par un ébranlement ‑un tremblement de terre qui met à mal les décors et apparaît comme une apocalypse stricto sensu, donc une annonce de la fin : les coupes parfois audacieuses dans le montage n’auront ensuite de cesse de mettre en avant un danger imminent, l’état précaire des façades architecturales et sociales. La sécheresse de certaines scènes (dont celle du limogeage d’un scénariste) qui évacue la tension dramatique dans ce qu’elle comporte de plus flamboyant (de plus hollywoodien pourrions-nous dire). Elle laisse place à une violence rentrée, une déchéance mineure et un sentiment de tiraillement entre l’écriture et la réalisation, qui ne parviennent jamais à s’unir dans le métier de raconteur. On en revient au problème de l’adaptation, et au thème, récurrent chez Kazan, de la splendeur perdue. C’est presque accidentellement que le réalisateur de La Fièvre dans le sang tombe dans les travers qu’il regrette : il est vrai que les scènes d’amour, excessivement posées et éclairées, paraissent surfaites. De même, les instants de confrontation, comme l’acmé de la bataille entre scénaristes (représentés par Nicholson) et Monroe (De Niro, donc), ne donnent pas lieu aux duels montés en épingle et retombés en soufflés. Comme si Kazan était fatigué de montrer, de construire, dans un microcosme d’illusions et de déceptions ; comme s’il voulait faire de son dernier film une sorte de tragédie inachevée.