Chuck Glover, ingénieur de la Tennessee Valley Authority, est chargé de convaincre les derniers propriétaires terriens réticents de vendre leur terre au gouvernement de Roosevelt. Chuck doit en effet entamer la construction du barrage qui permettra de dompter les eaux du fleuve, de plus en plus meurtrières. Parmi les éléments rebelles, la vielle Ella Garth s’accroche à sa terre tandis que la crise s’insinue aux alentours.
Au commencement était la destruction
Coincé entre Un homme dans la foule et La Fièvre dans la sang, ce Fleuve sauvage sorti en 1960 fut boudé par le public, au grand dam d’Elia Kazan qui considérait ce film comme son plus personnel. Et le public eut tort : l’hymne du réalisateur à un Tennessee ravagé par la peur, l’intolérance et le cloisonnement social n’a rien perdu de sa force, notamment dans la peinture d’une intimité en déséquilibre permanent au milieu des conflits collectifs. Comme souvent chez Kazan, ce sont les petites tragédies, les élans lyriques empêchés, les pommes de discorde prêtes à exploser qui sont au centre du récit. La lenteur n’est pas observation, elle est elle-même porteuse d’une tension qui, comme les souffrances les plus intimes, se creusent dans le temps, changent de rythmes et d’objets, ramènent l’humanité à sa fragilité individuelle et sociale. Dès l’ouverture du film -une séquence d’actualités en noir et blanc qui s’attarde un instant sur le témoignage d’un homme qui a vécu la mort de ses trois enfants emportés par la fougue du Tennessee, Le Fleuve sauvage insinue une douleur sourde dans ses espaces marécageux et ses plaines hostiles. La destruction prend notamment le visage de Chuck (Montgomery Clift, dont l’allant ténébreux appuie le décor plus qu’il ne l’englobe), protecteur envers les habitants menacés par les crues, envers la petite-fille d’Ella, Carol, menacée par la folie solitaire (incroyable Lee Remick, toujours prête à se briser ou à renaître dans une fraîcheur curieusement dure), mais aussi encombrant tant il rappelle l’absence de réels pouvoirs publics. Le parallèle entre destruction physique et destruction morale ne s’arrête pas au barrage : la nuance est partout. Pas vraiment militant, Kazan qui, en 1960, sort d’une chasse aux sorcières à laquelle il a participé, remet à plat dans la nuance ses engagements et ses déroutes.
La part de l’homme
On aurait pu craindre au fil de ce «Southwestern» un développement simpliste de l’éternelle lutte entre grands et petits, potentats étatiques et petits propriétaires, méchants urbains et généreux représentants du terroir. Il n’en est rien : le Tennessee est une terre d’enchantement brouillardeuse, un champ de ruines qui laisse pointer de temps à autre le mouvement vital. Ella, dernière des dernières résistantes à l’expropriation des terres nourries par le fleuve tumultueux, a deux versants : celui de la force de caractère et celui de l’impossible résilience, celui de l’anti-modernité gouailleuse mais également celui de l’attachement à ses poutres de bois, à ses tombes. De même, si la solidarité nourrit le tissu social villageois, elle s’arrête à la distinction raciale lorsque Chuck propose de payer ouvriers blancs et noirs au même tarif. Le déséquilibre des forces individuelles et générales est de plus alimenté par le contexte de crise : nous sommes au début des années 1930, la désertification rurale progresse, les revenus agricoles s’effondrent, le terreau de la violence est prêt. Et quand l’explosion se produit, elle n’a rien de spectaculaire. Ni médiocre, ni flamboyante, la violence comme la souffrance ne sont pas montées en épingle : elles peuplent l’humanité de ces espaces autarciques qui attendent leur fin.
La mise en scène de l’isolement, de la lutte intérieure, est finalement la même que celle des conflits plus sociaux : la ségrégation des années 1930, qui fait écho aux tensions raciales des années 1960, est aussi le fruit de l’isolement ; l’incompréhension de Chuck est aussi le résultat de sa méconnaissance relative des aridités quotidiennes de la vallée aux allures crépusculaires. La loi, écartelée entre le devoir de protection des hommes et celle des principes (comme la propriété), est un balancier usé qui ne peut se rééquilibrer que par l’entente entre les êtres. L’amour de la terre n’est pas seulement le refus du progrès ou le comble de l’individualisme. Le sentiment de perte remplace ici la nostalgie. Même l’amour entre Chuck et Carol est plus épais que vivifiant, plus automnal que dramatique. Est-ce une façon pour Kazan, si ce n’est de se dédouaner, du moins de rappeler que le mieux est l’ennemi du bien et que les comportements sont parfois plus complexes qu’il n’y paraît ? Le Fleuve sauvage n’est ni un tract ni une lettre de justification : c’est le portrait désenchanté d’une Amérique tiraillée entre deux temps, deux générations embrumées. Mourir chez soi ou vivre en étranger. Pour certains, s’en aller et renaître.