« Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si près des États-Unis » disait Porfirio Diaz, le dictateur mexicain renversé par une révolution en 1910. Il ne croyait pas si bien dire, puisque c’est de la voisine Amérique que surgit alors l’un des leaders de la contestation démocratique, Francisco I. Madero, soutenu à l’intérieur du pays par des leaders rebelles, passés à la postérité sous le nom de Zapata et Pancho Villa. Ironie du sort : l’hommage aux héros nationaux viendra lui aussi du puissant voisin. Viva Zapata ! est un film en anglais, interprété par des acteurs anglo-saxons et réalisé par un cinéaste naturalisé américain. Et pourtant, l’âme mexicaine n’a jamais été aussi choyée que dans cet hymne à la gloire d’un des plus grands révolutionnaires de tous les temps.
Emiliano Zapata est un merveilleux héros. Révolutionnaire incorruptible, il ne lutta jamais pour obtenir le pouvoir. Venu du peuple, il y resta toujours. Assassiné comme tant d’autres à l’époque de la révolution mexicaine (Francisco Madero, Villa…), en pleine gloire, alors que le combat commençait à peine, il ne déçut jamais personne. Pas étonnant qu’encore aujourd’hui, on se réclame du guérillero paysan de Morelos dans les vastes forêts du Chiapas : « on ne tue pas Zapata. » Que le cinéma s’intéresse à ce personnage hors du commun était plus qu’une évidence : une nécessité. Mais pour rester fidèle au mythe, seul un homme de gauche pouvait s’emparer d’une telle biographie. Et pas n’importe quelle gauche : celle qui a choisi de se consacrer au bonheur du peuple par conviction et non par ambition ; celle enfin qui s’efface devant la collectivité et ne cherche pas à remplacer un régime autoritaire par une dictature.
Pour Kazan – il le disait lui-même –, Viva Zapata ! était d’abord un moyen d’afficher ses convictions personnelles, et de justifier le choix, parfaitement discutable (tant est patent son caractère antidémocratique), de dénoncer ses anciennes amitiés communistes devant la Commission des activités anti-américaines. Comme lui, Zapata était un homme consumé par le doute. S’il ne s’interrogea jamais sur le bien-fondé de son idéal, il ne sut jamais quels étaient les moyens les plus justes d’y parvenir. À travers lui, c’est l’idéologie totalitaire stalinienne, incapable de se remettre en cause et donc d’évoluer, que le cinéaste et son allié, le scénariste John Steinbeck, dénoncent. Le pouvoir corrompt même les justes : quand Zapata est nommé président, il ne peut s’empêcher de reproduire les mêmes gestes que le tyran déchu à l’égard d’un paysan trop audacieux. Dans un ultime sursaut, il décide alors de briser la hiérarchie qui faisait de lui un traître à sa naissance roturière. Car le leadership l’intéresse à peine : d’où l’amitié un peu idéalisée de Zapata avec le fameux Pancho Villa (moment émouvant que la reconstitution de la rencontre historique à Mexico City !), qui n’aurait jamais échangé son ranch contre un fauteuil présidentiel. D’où également une volonté de Zapata de s’effacer progressivement derrière ceux qu’il représente : « un chef est comme tout le monde, il change. Un peuple fort est la seule force durable » lui fait dire Steinbeck.
Contradiction assumée : si Zapata s’est toujours voulu discret, menant sa rébellion dans son État de Morelos sans autre rêve de grandeur, il est chez Kazan de presque toutes les scènes. Il tente bien de s’échapper du cadre : longuement, le cinéaste l’introduit dans des tableaux soigneusement organisés, de profil, sur le côté du plan, silencieux, comme absent de l’action et pourtant omniprésent. Zapata, jamais résolu (sauf lorsque l’urgence l’exige), toujours fuyant, parle peu. Les autres s’exprimeront donc pour lui : amis fidèles, femme dévouée, paysans fascinés par ce Messie qui ne leur demande rien en échange. Dans des plans d’une rare beauté, hommage à un Mexique plus vrai que nature, Kazan tire aussi sa révérence à ceux sans qui la lutte zapatiste n’aurait eu aucun sens. Il prend du temps pour mettre en scène les sacrifices des femmes facilitant les combats de la guérilla, ou la magnifique entraide des paysans, qui, dans une longue scène pleine d’une solennité enthousiaste, parviennent à encercler petit à petit et à arrêter les gardes chargés de l’arrestation de Zapata. Comme John Ford, auquel on peut le comparer sans hésiter, Kazan aime aussi filmer des visages (souvent en contre-plongée) et montrer à qui va sa sympathie. Ainsi Fernando l’exalté, toujours habillé de noir, est-il découvert dès les premières images du film comme l’âme damnée de Zapata.
Enfin, qui mieux que Marlon Brando, acteur torturé et fiévreux, pouvait se mesurer au mythe ? La légende raconte qu’Anthony Quinn, qui était d’origine mexicaine, revendiquait le rôle et le perdit dans un stupide pari. Quinn dut se contenter d’un second rôle, celui du frère. Sa revanche fut d’être le seul à obtenir un Oscar : la scène de la mort d’Eufemio compte d’ailleurs parmi les plus belles de la carrière de l’acteur. Darryl F. Zanuck, le producteur de la Fox, n’eut pas plus de chance avec Tyrone Power. Elia Kazan voulait Brando, et l’obtint. Belle idée, car la séduction animale et l’envergure charismatique de l’acteur conviennent parfaitement à ce personnage mystérieux, capable de galvaniser encore des foules entières quatre-vingts ans après sa mort.
Comme la plupart des films ouvertement idéologiques de l’époque, Viva Zapata ! pèche par manichéisme. La vérité historique est souvent enjolivée, et les clichés hollywoodiens de la biographie romancée ne sont jamais loin : voir ainsi la façon dont Kazan présente Zapata dans sa première scène (il est le seul parmi le groupe de paysans à ne pas obéir aux ordres du président Porfirio Diaz, qui entoure son nom d’un geste rageur, en gros plan), ou la manière très glamour dont Kazan filme le visage lumineux de Jean Peters. On regrette surtout le plan final, où le cheval blanc du héros dressé sur la montagne sous-entend lourdement la continuité de la lutte zapatiste, et l’entrée du révolutionnaire dans la légende. Mais au-delà de toutes les critiques – idéologiques ou esthétiques – qui pourront être formulées contre le film (et le réalisateur ne se défend jamais d’avoir composé un « western » élégiaque), reste une certitude : un seul cinéaste américain pouvait rendre hommage au grand Zapata à la fois avec fougue et retenue dans le lyrisme. ¡Que viva Kazan !