Premier gros succès dans la carrière d’Elia Kazan, Le Mur invisible n’en fut pas moins une œuvre peu louée par l’auteur lui-même, même si elle lui apporta la consécration (plusieurs Oscars, dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur). Projet voulu et très contrôlé par son producteur (l’incontournable Zanuck), Le Mur invisible a tous les symptômes du film à thèse aux intentions logiquement louables (dénoncer l’antisémitisme quotidien) : un peu étriqué, très appliqué, frôlant parfois la démonstration.
Ce « mur invisible » dont il est question dans le titre fait référence à cet obstacle auquel les Juifs se confrontent au quotidien. Cet obstacle n’a évidemment aucune transposition légale dans l’Amérique d’après-guerre mais, du point de vue du discriminé, la rumeur, la méfiance et la stigmatisation en font des fondements d’autant plus solides qu’ils sont banalisés et intégrés par une bonne partie de la population. Même s’il faut reconnaître que la question de l’antisémitisme n’est pas réglée, soixante ans plus tard, puisqu’elle subit une constante mutation, il est néanmoins intriguant de voir qu’Hollywood a choisi de produire (et de consacrer) un film traitant de la question seulement deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et quelques mois avant la création de l’État d’Israël. De la part de Zanuck et du tout-Hollywood où l’antisémitisme était tout aussi répandu, on devine aisément un volontarisme didactique motivé par cette nouvelle réorganisation géopolitique, avec cet espoir un peu fou de révéler le spectateur à ses propres contradictions et faire enfin tomber les barrières de l’intolérance.
Figure emblématique du film, Gregory Peck incarne Philip Schuyler Green, un journaliste désintéressé pour qui seule compte la noblesse du combat. Quinze avant sa composition dans Du silence et des ombres de Robert Mulligan, où il interprète un avocat engagé du côté des Noirs (rôle qui lui vaut encore aujourd’hui une aura particulière outre-Atlantique), l’acteur revêt les habits du justicier, acceptant de mener pour le journal libéral qui l’embauche une enquête de fond sur l’antisémitisme dans ce qu’il a de plus banalisé. Les scénaristes ont eu la bonne idée de penser que pour embarquer le spectateur dans ce combat ambitieux, il fallait que le personnage principal soit lui-même considéré comme juif pour que soient littéralement vécues de l’intérieur les pratiques discriminatoires. Avec l’application d’un bon élève, Elia Kazan enchaîne donc les scènes qui surlignent les comportements abjects de ses concitoyens : diminutifs insultants, rumeurs au travail, discrimination dans les hôtels, etc. L’antisémitisme est partout et chacun s’applique à mettre sans réelle conviction son voisin en faute sans qu’aucune remise en question générale ne soit amorcée. Seulement, cette trouvaille scénaristique a aussi ses limites : elle pose une distance théorique (puisqu’on n’oublie jamais que le personnage joué par Peck n’est pas Juif) entre le discriminé et le discriminateur, le spectateur ne perdant jamais de vue qu’il s’agit là d’une fiction dans la fiction. La présence un brin téléphonée de Dave Goldman (joué par le regretté par John Garfield) arrive maladroitement en tant que caution et ne rend pas bien plus compte de cette violence psychologique à laquelle sont confrontés ceux dont le film souhaite prendre le parti. Étonnamment, les scènes nous épargnent les poncifs les plus insupportables et les caricatures les plus abjectes qui n’ont jamais cessé de nourrir la défiance envers le peuple juif, rendant ce Mur invisible relativement confortable à regarder : un comble !
Cependant, un personnage nous inviterait à nuancer ces réserves : celui de Kathy Lacey (interprétée par Dorothy McGuire), séduisante jeune femme vers qui le journaliste va jeter son dévolu pour remplacer son épouse défunte. Elle incarne parfaitement l’ambiguïté de ceux qui cautionnent indirectement la stigmatisation en n’assumant aucune prise de position sur cette question. Elle répugne à être considérée comme antisémite mais ne cesse de se compromettre en permanence en émettant de gros signes d’inquiétude dès lors qu’on pourrait l’assimiler à la diaspora juive. Son trouble, intéressant mélange de lucidité et de culpabilité, est probablement celui qui nourrit le film dans sa volonté à dépeindre l’ambivalence de ce mal, indicible parce qu’il finit presque par échapper à la conscience de ceux qui le portent. Mais tout cela n’empêche malheureusement de faire de ce premier succès de Kazan une œuvre très datée. Avec bien plus d’efficacité, le réalisateur abordera la question raciale dans L’Héritage de la chair (1950) et l’isolement social dans Sur les quais (1954). Ici, tout semble trop sage et trop propre jusque dans la mise en scène un brin éthérée pour qu’on puisse se laisser embarquer par la noblesse de l’intention.