Comme si le polar français ne comptait pas déjà assez de petites mains pour nourrir une production sentant le renfermé, voilà que l’Italien Michele Placido, délaissant — pour un temps ? — ses chroniques des années de plomb, vient apporter sa contribution de ce côté-ci des Alpes. Il n’est pas certain qu’on y gagne beaucoup au change. Au moins Le Guetteur ne compte-t-il pas parmi la frange la plus antipathique du genre : celle qui n’est capable que de se raccrocher à l’antienne de la « tradition » du polar national en en reconduisant consciencieusement jusqu’aux pires tics (les films de Marchal, évidemment, mais aussi des tentatives moins « beaufisantes » mais guère plus habitées comme celles de Nicolas Boukhrief).
Le Guetteur fait montre d’un minimum d’ambition, de recherche d’ampleur au-delà des petites limites de l’industrie. Il commence sur un morceau de bravoure, dont il est d’ailleurs si fier qu’il le résume en premier lieu par une scène de confrontation en flash-forward avant de l’exhiber. Soit un commissaire opiniâtre (Daniel Auteuil, très pro à la française, c’est-à-dire se reposant un peu trop paresseusement sur son archétype) à la tête d’une escouade sur le point d’arrêter un gang de braqueurs en pleine action et peu connus pour leur violence. Surprise : sur place, ils sont canardés et mis hors de combat par un sniper et combattant hors pair (Mathieu Kassovitz, très pro à l’américaine, c’est-à-dire assumant fermement son archétype, et donc un peu plus convaincant qu’Auteuil) qui permet aux malfrats de prendre la fuite. Dérapage abrupt d’une scène traditionnelle du genre dans une grandiloquence toute de tension, pic dilaté par la caméra faisant face au regard déterminé du sniper fait d’un seul œil humain (l’autre étant masqué par sa lunette de fusil) : c’est assurément le moment le plus intense, le plus réussi aussi… hélas, car ici s’arrête la concrétisation la plus convaincante des envies de cinéma des scénaristes et du réalisateur.
L’éternel joug des références
C’est alors l’illustration pesante d’un scénario programmatique qui prend le relais, dont le plan consiste à signaler l’amour des auteurs pour le film de genre en en juxtaposant plusieurs l’un après l’autre par-dessus la routine policière : thriller politique (le passé du sniper classé « secret défense »), puis traque d’un autre tueur (en série, celui-là), pour se conclure sur un final showdown en posture de western. Que le cinéma de genre français est complexé par son statut au point de signifier celui-ci à tout bout de champ, ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas non plus son vrai handicap. Une telle soif de genre est un sujet de cinéma comme un autre : on peut en faire de très bons films, pourvu qu’on l’assume comme matière à filmer (revoir le brinquebalant et néanmoins réussi film de zombies made in France La Horde).
Or l’alignement de genres opéré dans Le Guetteur (gourmandise narrative pas nouvelle dans le polar, déjà goûtée en romans avec succès) en reste à la déclaration d’intention de scénario, aux clins d’œil cinéphiles forcés par les tournants de l’intrigue (à l’image du nom du héros policier, Mattei, hommage volontaire ou non au Cercle rouge de Melville) mais peinant à s’incarner à l’écran en un cinéma qui tienne la route, où les lieux communs d’un genre ne font que s’ajouter à ceux qui l’ont précédé dans le film. La faute en revient avant tout à une mise en scène qui se borne à illustrer poussivement cette charte scénaristique, avec pour seule ambition personnelle visible la molle satisfaction de batifoler dans le polar sur la base d’une écriture suffisamment ambitieuse, à voir avec quelle application servile elle se contente de coller à une superficielle ambiance « série noire » : photo gris acier, découpage brouillon pour produire un semblant de nervosité, scènes d’action grandiloquentes pour compenser la médiocrité du reste… La présence de Michele Placido aux manettes de ce produit bien de chez nous n’a finalement rien d’un paradoxe. L’artisanat que l’Italien pratiquait dans ses films précédents, de Romanzo Criminale à L’Ange du mal, n’était pas si différent : patte esthétique singeant un cinéma de genre plus ou moins concerné, hérité des années 1970, mais aucun regard — ou alors un qui ne fait que s’esquiver — face à sa prometteuse matière de travail.
Noirceur conformiste
Cette absence de point de vue autre que technique pose, sans surprise, un problème gênant quand le film se pique de brasser les thématiques conventionnelles du genre — telles que le flou qui sépare la loi du crime, le bien du mal. En réunissant en trois personnages autant de positionnements vis-à-vis de ces démarcations (le flic doutant de la loi qu’il représente, le guerrier n’acceptant que ses propres règles, le tueur sadique d’apparence respectable mais ne vivant qu’au gré de ses pulsions), les auteurs font clairement sentir leur prétention à faire une somme de considérations sur la part sombre de l’âme humaine — notion plutôt vague en l’état, donc passe-partout idéal pour justifier l’usage bon marché de la noirceur. Or le jeu sur les ombres et les troubles de l’humain reste un pur effet de manche : rapidement, le film se charge de réguler les sympathies envers ces trois personnages pour s’assurer qu’on ne soit pas trop désorienté et qu’on sache plus ou moins à qui se fier. À ce titre, le final de western, avec sa solennité d’héritage d’un genre ancien et sa brutalité contemporaine, a beau faire mine de signifier le néant des frontières conventionnelles évoquées précédemment, il ne fait que conforter les sentiments sagement entretenus chez le public envers les protagonistes : qui on voulait voir mourir, de qui les actions pourtant répréhensibles doivent attirer l’adhésion, etc.
On se rappelle alors, tristement, que dans l’auscultation implacable de ces démarcations, le polar peut faire mieux que cela. On se rappelle ces cinéastes, pour la plupart hollywoodiens, qui ont vu très tôt dans le genre le moyen de jeter le doute sur l’ordre établi, quitte à brouiller les cartes entre les personnages, tandis qu’en France ce même genre s’ingéniait encore à rester dans le rang — Règlement de comptes de Lang contre Razzia sur la chnouf de Decoin. Et on devine trop bien, dans Le Guetteur, ce genre français qui ne se sera nourri de l’américain que pour trouver de nouveaux habits à ses vieux réflexes conservateurs.