Comment faire un feu d’artifice avec juste une boîte d’allumettes ? Voilà, peu ou prou, tout l’enjeu des trois volets du Hobbit, tout le défi que s’est lancé Peter Jackson en découpant une historiette en une plantureuse trilogie hollywoodienne. Pour les deux premiers épisodes, la stratégie du réalisateur néo-zélandais tenait à la fois de l’herméneutique et de la surenchère : tisonner les modestes flammes du petit conte tolkienien avec sa main d’exégète averti – puisant dans le gigantesque corpus légué par le romancier pour alimenter son récit –, tout en y versant l’huile du numérique afin d’embraser la mythologie originelle jusqu’à ce qu’elle se transmue en un colossal divertissement pop.
Un peu perdus entre la minutie et l’embonpoint de ce geste ambitieux, les deux premiers volets ne laissaient malgré tout pas prévoir l’incroyable débâcle du dernier épisode. Annoncé, bien évidemment, comme le bouquet final, l’ultime déflagration, La Bataille des cinq armées cherche à se déployer le long des lignes éclatées de ce programme dans une profusion de micro-scènes de combats, offrant à pratiquement tous les (nombreux) personnages principaux l’occasion de démontrer leurs talents de guerriers. Mais sous ses airs faussement ébouriffés, ce dernier Hobbit peine à cacher sa véritable nature de film impeccablement peigné, s’appliquant à sagement accrocher quelques sacs d’action et de kitsch lourdingues sur le fil de l’intrigue originelle.
En Terre du Lego
C’est comme si, rompu à l’exercice avec déjà plus de quinze heures de films au compteur, Peter Jackson s’était mué en automate de l’adaptation tolkienienne. Sous l’agitation épique de cette conclusion bat un cœur mécanique. Moins enclin à fouiller avec passion dans l’œuvre de Tolkien pour étendre son film, le réalisateur passe au laminoir ce qu’il lui reste du roman : la « bataille des cinq armées », qui donne son titre à l’épisode, ne représente qu’une poignée de pages mais forme pratiquement 50% de la masse totale du film. Pour meubler le tout, le réalisateur développe une véritable passion pour le combat chorégraphié – une première de la part d’un cinéaste qui a longtemps résisté à cette tendance avec ses scènes de guerres plutôt hirsutes. Cette fois, il faut voir les soldats elfes se métamorphosant en mécanismes rotatifs pour laisser passer un personnage important dans leurs rangs et combattre ; ou encore, les nains parfaitement disciplinés créant une barrière de boucliers à deux étages, fermant ainsi la ligne de front comme une fermeture éclair. Ce n’est pas tant que ce type de spectacle un peu « Cirque du Soleil » soit particulièrement désagréable, mais davantage qu’il vient canaliser toute l’énergie de l’imagination tolkienienne, décrasser le pullulement d’êtres fantastiques et monstrueux et les agencer dans des clips soigneusement huilés.
C’est pour cela que Peter Jackson n’a sûrement pas pu se passer de Legolas, pourtant absent du roman. Trimballant à droite et à gauche son visage de porcelaine lustrée, l’elfe blondinet incarné par Orlando Bloom se meut avec une aisance gracile, utilisant tous les éléments autour de lui comme les engrenages éparpillés d’une grande machine. Parmi les nombreux exemples, le plus emblématique est celui où, s’apercevant que son carquois est vide, l’archer saute sur un troll depuis sa tour de sniper, lui enfonce un poignard dans le crâne et utilise ensuite le manche de sa lame comme une sorte de joystick qui lui permettra de guider la créature afin qu’elle percute une tour qui, une fois renversée par-dessus l’abîme qui le sépare de son adversaire, devient un pont… Habile. On pourrait aussi signaler, à la volée, l’instant où Bard (un autre archer) utilise l’épaule de son fils comme une pièce d’arbalète pour envoyer une immense flèche ; ou lorsque Thorïn, le roi des Nains, cherche à se débarrasser de sa némésis Azog en faisant basculer comme un levier un morceau de glace sur un lac gelé. Mascotte de ce peuple de Legos ambulants, Legolas a même le droit à sa séquence Tetris, sautillant d’une pierre à une autre au milieu d’une pluie de blocs de granit dans une scène au ralenti.
En plus de cette récurrence du motif mécanique, la carnation vernie de la patine numérique recouvrant tous les décors et les regards achève de faire de La Bataille des cinq armées un film pour le moins lisse. C’est bien dommage : Peter Jackson avait commencé son périple en se faisant arpenteur éclairé de l’œuvre tolkienienne, le voilà qui l’achève en s’y essuyant poliment les pieds.