Le mash-up découvert la semaine dernière entre le son de la bande-annonce du Hobbit et des images des Goonies n’a rien d’innocent : il cristallise certainement les aspirations du retour de Peter Jackson à l’œuvre de J.R.R. Tolkien. Le Hobbit, d’une façon ou d’une autre, a vocation à entrer presque dès sa sortie dans un panthéon du grand divertissement ; il est fait pour intégrer le catalogue du cinéma de chevet, du film de dimanche soir et des soirées d’hiver, qu’une génération fétichise et intègre à son imaginaire. Le Seigneur des Anneaux, qu’on l’apprécie ou non, a généré un lot démesuré de reprises contre-culturelles, de prolongements parodiques ou hagiographiques, en tout cas une véritable seconde vie, sans parler des acteurs qu’il a marqués au fer rouge (Sean Bean). On perçoit aujourd’hui l’envie d’égaler le statut. Ou du moins, même sans intention manifeste, la capacité du film à endosser ce rôle.
Remake fantôme du Seigneur des Anneaux ?
Devenir un nouveau fétiche en imitant le précédent, c’est la mauvaise piste que prend parfois Jackson. Les appels du pied sont légion. L’exemple du papillon est saisissant : le motif ne peut fonctionner que par référence pour remplir son rôle (l’annonciateur des Aigles). Ce n’est pas comme ça que Le Hobbit peut prendre son autonomie… Ces mauvaises idées restent rares, néanmoins le film épouse étrangement la structure narrative de La Communauté de l’anneau : introduction en forme de rappel historique (certes époustouflante), similitude des étapes de la quête, excusée par la proximité des matériaux originels mais entretenue par des ajouts. Pourtant, ressembler au Seigneur des Anneaux, c’est exactement ce que Jackson doit éviter de faire. La trilogie de Tolkien est une saga épique. Le point de vue s’y trouve extrêmement mobile, très omniscient, embrassant un monde dont on semble connaître la complétude. Le cœur n’y est pas à l’exploration gourmande. Les personnages sont comme pris dans un déterminisme général puissamment manichéen, incarné par le personnage de Gandalf, prophète et témoin des destins. Ce poids, profondément chrétien, est sans commune mesure avec l’animisme grouillant du Hobbit. Le roman inverse totalement la mécanique du point de vue pour s’ancrer sur un personnage qui navigue dans l’inconnu. Tolkien s’y autorise tant d’incohérences ou de simples incongruités (les géants, Beorn…) qu’on en vient parfois à se demander s’il ne joue pas secrètement sur l’ambiguïté des mythes populaires, des exagérations, des légendes de marins. Dans un cas comme dans l’autre, la lecture y retrouve un plaisir boulimique à la découverte d’un univers regorgeant de faune, de folklores, où chaque nouveau territoire est un nouvel espace de trouvailles rivalisant de liberté.
Jackson parvient plutôt bien à prendre le relais au cinéma de ce foisonnement, quitte même à faire des ajouts, et c’est tant mieux. L’égarement sur Radagast, complètement sorti du chapeau, compte parmi les meilleurs moments du film. La carte du dépaysement est savamment jouée, notamment dans une introduction à laquelle il serait difficile (ou un peu boudeur) de se refuser : le sommaire spectaculaire de la civilisation d’Erebor met les petits plats dans les grands, le tout restant bien loin des rails visuels du Seigneur des Anneaux. Le talent pour le show de Jackson n’est pas à remettre en cause, et c’est d’ailleurs dans ces scènes qu’il se sent le plus à l’aise : la fuite de la caverne des Gobelins, si elle se réfère bien sûr à celle de la Moria, nous remémore aussi celle de Tintin dans Bagghar. L’ambition du grand spectacle est accomplie avec une maîtrise virevoltante qui fait certainement le sel de cette adaptation, et nourrit le désir pour sa suite. Cependant, les appels du pied à l’angoissante religiosité du Seigneur viennent parfois ralentir cet élan. Il y a cette idiote séquence du Conseil Blanc, et on se serait surtout bien passé de la bande originale d’Howard Shore, qui fait impasse à la légèreté, sapant toute la truculence des péripéties.
Doux foyer, terrifiant inconnu
Tant que ce passage en force de l’atmosphère du Seigneur des Anneaux n’engloutit pas encore le film (ce qui est sûrement à craindre pour l’avenir), Le Hobbit garde un souffle picaresque dans ses moments les plus rythmés. En revanche, c’est dans les intérieurs et les scènes les plus modestes qu’éclate l’inaptitude de Peter Jackson à gérer de simples enjeux de cinéma. Le metteur en scène, mais aussi les scénaristes (trop nombreux), passent hélas à côté des scènes clés, qui sont aussi les plus délicates à réaliser. Le roman de Tolkien, écrit pour ses enfants, tirait toute sa dynamique d’une dualité entre la soif de découvrir le monde et le confort sécurisant du foyer. Derrière la notion d’aventure se cache, plus largement, une invitation à larguer les amarres, à prendre acte de son autonomie, et se trouver certes à découvert et vulnérable, mais aussi nouvellement libre : un passage à l’âge adulte, en somme. Toute l’intensité de ce basculement était contenue dans le chapitre très drôle qui voyait Bilbo accueillir les Nains chez lui. La lente progression de la tentation de l’aventure, qui prend peu à peu le pas sur le refus pantouflard du Hobbit, appelait à une nécessaire finesse d’adaptation. Ici la scène est brouillonne, très laborieuse, réduite à une bête présentation de la compagnie. Le choix de Bilbo tombe comme un cheveu sur la soupe. Il en va de même pour les énigmes de Gollum, dont on sent qu’elles ne sont pour Jackson qu’une basse besogne : la scène, pourtant si riche d’enjeux, est expédiée, laissant craindre le pire pour la confrontation du Hobbit au dragon dans le prochain épisode.
Ainsi donc, un bilan mitigé. L’adaptation de Peter Jackson se trouve tiraillée entre ses appels d’air vers l’élan homérique et mystique du Seigneur des Anneaux et l’abondance frénétique du conte (car c’en est un) de Tolkien. On ne pourra pas accuser le Néo-Zélandais d’avoir refait le même film : rien que visuellement, Le Hobbit est très audacieux, quitte à verser dans le mauvais goût, ce qui n’est pas dérangeant. L’image est très agressivement colorée, baroque, illuminée dans un bain HD éclatant, sans parler de la technologie HFR. La 3D quant à elle est curieusement sous-exploitée par un réalisateur qui affichait pourtant son amour pour le relief et dont on attendait les premières armes avec intérêt. Patience donc pour le deuxième épisode, qui s’annonce, et pas forcément pour le meilleur, plus chevaleresque que celui-ci. En espérant que Peter Jackson arrive cette fois à ajouter à son goût pour le spectacle un véritable intérêt de cinéaste pour le personnage charmant et passionnant qu’est Bilbo.