Pour les soldats tombés débute sur une petite image d’archive qui s’élargit en un cadre de plus en plus large, préfigurant par cette extension une vision de l’Histoire amenée à être enrichie par une série d’ajouts. 1) Les images en noir et blanc au début du film se garnissent d’autres images en surimpression, celles d’affiches de propagande colorées motivant les Anglais à se joindre à l’effort de guerre. 2) Les archives restaurées montrant les combats et la vie dans les tranchées sont ensuite entièrement colorisées, procédé qui constitue l’argument principal du film. 3) En plus des nombreux témoignages de vétérans qui se succèdent et rythment l’entièreté du récit, des bruitages et des sons synchronisés viennent enrichir les images d’archives d’une inédite couche auditive. De sorte que si l’hommage rendu aux soldats à l’occasion du centenaire de la fin de la guerre de 14-18 motive principalement le projet, jusqu’à réduire son écriture à un déroulé linéaire, Pour les soldats tombés est loin de se limiter à sa seule dimension commémorative.
La colorisation du film, apparaissant en fondu dès l’arrivée des soldats au front avant de s’évaporer de la même façon à la fin des combats, s’inscrit en effet au sein d’une réelle démarche picturale qui tend à donner un cachet fantasmagorique à la Grande Guerre. La couleur vient en exacerber la violence tout en lui donnant un écrin merveilleux, loin des carcans pédagogiques auxquels le film aurait pu se cantonner. Certes, le marron et la grisaille dominent dans les décors de désolation des différents no man’s lands du front franco-allemand, mais l’intensité des rouges, des bleus ou des verts détonne avec l’atmosphère putride qui règne sur ces espaces ravagés. La plupart des panoramas ou des plans généraux s’assimilent à des aquarelles sous les effets de la colorisation et de la restauration des images : certaines zones de couleurs se transforment en masses pâteuses quand des formes qui devraient pourtant rester figées se meuvent soudainement. Les visages des soldats, agrandis pour occuper un cadre plus large que celui d’origine, sont eux aussi chargés d’une aura fantomatique, produite par le contraste entre le trouble des images et la précision de la colorimétrie. Ce contraste révèle une impossibilité à retranscrire fidèlement le regard qu’ont pu porter les soldats sur cette guerre vieille de plus d’un siècle. Le film a beau tenter de réduire la distance qui nous sépare de leur cauchemar par l’ajout de couleurs et de sons, l’intensité picturale à laquelle sont condamnées les images d’archives n’a de cesse de nous en éloigner, voire même d’accentuer cette distance. La cohabitation des images d’archives avec différentes peintures, affiches, gravures et dessins illustrant ce qui n’a pas pu être filmé (des escapades dans des bordels, des séances de jeux, des assauts ou certains bombardements) vient confirmer l’éloignement entretenu avec l’horreur de la guerre. L’une des belles idées du film se trouve néanmoins dans l’hommage rendu aux soldats tombés lors d’une séquence figurant leur devenir pictural sans édulcorer la violence de leur disparition. Dans cette séquence, chaque visage filmé est suivi d’une photo dévoilant un cadavre, déchiré ou entassé dans un charnier – images terribles marquées par la couleur rouge du sang versé sur la toile du monde.