« L’imagination au pouvoir » : un slogan dont il faudrait apprendre à se méfier, tant il s’offre facilement à certains comme refuge face à un réel qui ferait trop peur, voire comme cache-misère pour la pauvreté d’appréhension de celui-ci. Au cinéma, c’est un piège pour quelques réalisateurs aux démarches un peu foraines de « créateurs d’univers ». On voit bien comment un Terry Gilliam, qui a fondé toute sa filmographie sur la confrontation réalité/imaginaire, a désormais du mal à se renouveler sur le sujet. On est encore plus atterré de voir un Jean-Pierre Jeunet prendre pour prétexte la licence poétique et visuelle pour se conforter avec son public dans un univers de fantasme rance du monde réel. Dans la série des cinéastes un peu trop sûrs de la préséance de la création picturale fantastique, il faudra à présent citer, avec tristesse, l’exemple de Peter Jackson, bidouilleur à l’inspiration sympathique marchant sur la voie d’un grand manitou pas très subtil du cinéma à effets spéciaux, à qui le succès planétaire semble ici avoir donné des velléités de discours bien discutables.
« Proposition d’une largesse bien hardie sur l’au-delà »
Avec Lovely Bones, adaptation d’un best-seller maniant des thèmes assez délicats, Jackson tâche de se rapprocher de la veine intimiste et sombre ouverte avec Créatures célestes — mais avec un supplément de décoration. Lui qui avait reconstitué la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien d’après les illustrations de référence des romans, s’attaque ici à un nouvel « univers » sur lequel on serait bien en peine de trouver une référence fiable, puisque des religions s’entredéchirent à son sujet depuis des millénaires : la vie après la mort. Plus exactement, il met en images une sorte d’ « entre-deux », de salle d’attente entre le monde des vivants et la destination finale des défunts. C’est là qu’échoue le personnage principal, Susie, vive et adorable fille de quatorze ans assassinée par un pervers du voisinage qui a caché son cadavre. La petite victime trouve un nouveau monde modelé à son image, où elle peut s’ébattre dans ses rêves de fillette, mais aussi continuer, des années durant, d’observer les vivants : ses parents et ses proches tâchant de panser la plaie de sa disparition (la mère cherchant à aller de l’avant, le père menant sa propre enquête jusqu’à l’obsession), son meurtrier reclus dans sa solitude et guettant une nouvelle proie. Par le souvenir qu’elle a laissé en eux, elle peut même exercer une certaine force de suggestion sur leurs existences… Cette proposition d’une largesse bien hardie sur l’au-delà, comme projection de l’univers personnel de chacun, matérialisation mêlée des envies et du vivant qu’on laisse derrière soi, inspire chez Jackson un déballage de 3D sur un mode tantôt séduisant tantôt délirant, de savante composition de paysages colorés et changeants. L’esthétique de la chose est bien généreuse en sucre, de quoi secouer de spasmes les estomacs sensibles : une mini-Terre, un joli kiosque, une pleine lune en forme d’horloge, la planante chanson « Song to the Siren » de This Mortal Coil à l’entrée du Paradis… Mais c’est surtout le premier degré de cette illustration qui pose problème, et en révèle d’autres.
Ce n’est certes pas la première fois que Jackson mentionne l’après-vie. Ses Fantômes contre fantômes nous en donnaient un avant-goût comique, tout en conservant une distance avec un concept — la vie après la mort — dont l’existence même, rappelons-le, n’est défendable que par la seule foi, au point qu’on ne peut même pas objectivement le qualifier de « monde » comme le veulent le lieu commun et certaines mythologies. Mais adopter, comme il le fait avec Lovely Bones, le point de vue de cet au-delà érigé en monde, l’illustrer avec autant de moyens et d’emphase, lui conférer même un regard sur les vivants, ce n’est pas une démarche anodine. Ceux qui l’ont fait avant lui — comme, dans des registres distincts, Cocteau (Orphée), Burton (Beetlejuice et autres) ou même Kore-eda (After Life) — s’impliquaient consciemment dans une réflexion sur le vivant à travers le prisme offert par une perspective, même fantaisiste, de l’après-vie. Jackson, lui, ne semble conscient de rien, se satisfait de sa clinquante représentation à lui, qu’il installe comme moteur et acteur du film, comme une proposition définitive de mythologie à accepter, avec toute la lourdeur de sens qu’elle porte. L’insistance est d’autant plus gênante que ce « monde»-là repose sur une définition assez large voire floue, personnalisable en fonction de l’univers matériel et intime de chaque occupant mais pouvant se mélanger avec la version des autres (Susie y rencontre d’autres enfants). Sur le concept fourre-tout, un peu opportuniste et pas très consistant qu’il illustre, le fatras de décors et d’images de synthèse finit fatalement par prendre le pas, la forme écrasant le fond : finalement, l’aspect lâche de cette proposition à illustrer arrange bien le cinéaste-créateur d’effets spéciaux, favorise sa versatilité et sa créativité, l’autorise à faire ce qu’il sait faire et ce pourquoi, depuis toujours, il fait des films.
« Arbitraire assez antipathique du créateur-conteur »
Tout le cinéma de Jackson depuis le bricolage Bad Taste (1987) est motivé par le trucage, la création de pure fiction par le trompe-l’œil, les prothèses et les maquettes, avec un esprit d’artisanat de garage (la première période fauchée, avec les zombies de Braindead) ou dans une entreprise plus sérieuse (la seconde période nettement plus confortable, à partir du Seigneur des anneaux). Ce goût pour la fabrication de l’imaginaire devenait lui-même la matière consciente de films comme le drame criminel Créatures célestes ou le docu-menteur Forgotten Silver — dans la limite, cependant, tracée par le fait que même en se voulant moins futile, Jackson reste le premier à jouir de ses créations d’effets spéciaux. C’est malheureusement la préséance de cette autosatisfaction qui le perd dans Lovely Bones, alors que l’aisance hollywoodienne désormais acquise lui a permis de donner libre cours à sa marotte avec des jouets de plus en plus dispendieux, de plus en plus envahissants, et même de vouloir se faire grâce à eux l’illustrateur de territoires cinématographiques nouveaux pour lui.
Au-delà des considérations sur la vie après la mort au cinéma, la prééminence abusive du trucage n’est que la surface du malaise que suscite la démarche du réalisateur de Lovely Bones. Le film est sous-tendu par un arbitraire assez antipathique du créateur-conteur, dangereusement proche de celui d’un Jeunet — à commencer par cette auto-imposition de l’imaginaire illustré qui, tout en étant motivé essentiellement par sa propre création, tâche de s’incruster dans une représentation du monde. À force de refuser constamment la suggestion, Jackson, cinéaste parfois doué (ici, il trousse habilement quelques scènes de suspense) mais limité, en est réduit à tout soumettre, les vivants et les morts, au rythme de son imagerie écrasante. Ainsi, une scène émotionnelle comme celle où le père de Susie envoie valser sa collection de maquettes de bateaux se voit massacrée d’une part par la lourdeur du ralenti plein de pathos, d’autre part par le montage alterné avec les navires naufragés qui apparaissent dans l’au-delà de la jeune fille… Mais cela va au-delà du plombage de scène. Jackson, avec ou sans imagerie, se laisse aller à des raccourcis narratifs où, incapable de suggérer ce qui n’est pas manifeste, il en appelle à la foi et à l’indulgence du spectateur pour le spectaculaire. Ainsi le père et la sœur de la victime (un seul d’eux ne semblait pas suffire), seulement guidés par la dernière photo de la disparue, ont-ils droit séparément à leur intuition — vérifiée — sur l’identité de l’assassin, le premier par le truchement de l’apparition d’une rose imaginaire, la seconde sur la foi d’une vague inquiétude : associations d’idées tout à fait irrationnelles, mais que le réalisateur nous demande sans préavis d’accepter comme le chemin de la vérité.
Il y a là une complaisance assez malsaine dans l’idée — discutable — que l’imaginaire tirerait les ficelles du réel, visible ou invisible. C’est d’autant moins pardonnable quand l’imaginaire en question se révèle aussi pauvre — en dépit de sa profusion — et la vision du réel aussi limitée. D’autant que si Jackson, le vrai tireur de ficelles, s’aventure d’un pas éléphantesque sur des terrains minés, il calcule encore trop bien les risques sur la réception de son public — c’est le plus gênant de ses points communs avec Steven Spielberg, cinéaste dont il s’est toujours senti proche (et justement producteur exécutif de Lovely Bones). Et quand, à la fin, il se croit obligé de faire intervenir une justice immanente sortie de nulle part pour soulager un peu plus le ton doux-amer de la conclusion, se complaisant à filmer plein cadre et au ralenti la mort du méchant alors qu’il avait consciencieusement laissé ses horribles crimes en ellipse, le gentil fabricant de zombies, de faux films muets et d’armées d’elfes perd encore une bonne part de son capital sympathie.