Fruit d’un très long travail de montage et de restauration, The Beatles : Get Back est arrivé sur Disney+ comme un cadeau de Noël. Et de ce cadeau, il faut à la fois souligner la très grande générosité (les trois parties qui composent le film s’étendent sur une durée d’environ huit heures) et la modestie : loin de la grande célébration nostalgique attendue ou du film collector destiné aux fans, Get Back est d’abord une plongée dans l’intimité d’une musique en train de se faire. Le projet était plus que périlleux, le documentaire musical obéissant parfois à des impératifs commerciaux (Shine a Light de Scorsese a ainsi servi de vitrine, en 2006, à un album live éponyme des Rolling Stones), ou pire, à une entreprise de canonisation assez vaine, exhumant les archives comme de saintes reliques (écueil dans lequel tombait When You’re Strange, le film de Tom DiCillo sur les Doors). Sans doute conscient de ce risque, Peter Jackson a remonté et rafraîchi numériquement les soixante heures de rushes de Let it Be – le film de Michael Lindsay-Hogg, qui acta, en 1970, la séparation des Beatles – pour concevoir une autre narration. Ainsi, Get Back est moins la chronique d’un split annoncé que la captation des derniers éclats de génie d’un groupe qui joue encore et compose, avec une aisance sidérante, une poignée de titres grandioses.
Si la narration obéit parfois à une dramaturgie proche de la série (l’articulation entre le premier et le deuxième épisode repose ainsi sur le départ de George Harrison et la négociation de son retour dans le groupe), le centre de Get Back est la musique live et la captation des moments d’euphorie qui résultent de sa création. De ce point de vue, le travail de restauration effectué par Peter Jackson se révèle particulièrement payant : le passage du 16mm au numérique, loin de figer le groupe dans une rétromania mortuaire, rend au contraire aux visages des Beatles toute leur force expressive. Aucune image d’archive ne les a jamais approchés avec une telle vérité – et le film, dans ses meilleurs moments, n’est pas loin de ressembler à une expérience de télé-réalité réunissant tous les paramètres du genre : unité de lieu (le studio d’enregistrement) et de temps (le mois de janvier 1969), récurrence des personnages (les quatre membres du groupe et leurs femmes : Yoko Ono, Linda McCartney, Maureen Starkey) et défi final – correspondant au fameux concert qui sera donné sur le rooftop des studios Apple Corps, au 3 Savile Row. Toutes ces contraintes narratives liées au projet d’origine de Lindsay-Hogg (qui devait initialement enregistrer la préparation d’un grand show télévisuel) donnent au récit de Get Back une forme à la fois très contemporaine et atypique dans le champ du documentaire musical. Les gros plans, récurrents et presque obsessionnels, semblent faire émaner la musique des visages – et particulièrement de celui de Paul McCartney, que Jackson a visiblement élu comme le cerveau du groupe, celui, en tout cas, autour duquel s’orchestre tout le travail de composition des titres. C’est en cela que Get Back relève du cinéma : il s’agit avant tout d’un grand film de visages, traversant tout le spectre de l’émotion produite par la création musicale.
The Last Show
Le dernier épisode chemine logiquement vers le concert du 30 janvier 1969, apothéose attendue du film. Presque entièrement filmée en split-screen, la prestation des Beatles paraît comme désolidarisée du public qui commence à se former peu à peu au pied de l’immeuble ou sur les toits avoisinants. Il y a ainsi l’espace du toit – sur lequel John, Paul, Ringo et George commencent à jouer Get Back – et celui de la rue, où la foule, surprise, regarde vers le ciel, sans nécessairement reconnaître les Beatles. Ce grand show mondial, tourné à l’époque avec de gros moyens (dix caméras, dont six perchées sur le toit) est restitué in extenso. Sans gommer certains éléments anecdotiques (des problèmes de son et d’amplis, l’intervention de trois bobbies qui viennent interrompre le concert pour « trouble à l’ordre public »), Jackson restitue un moment véritablement mythologique, en donnant à voir la dimension concrète de l’événement : dans le froid de cette journée de janvier 1969 (Lennon et Harrison portent de gros manteaux de fourrure), les Fab 4 jouent leurs nouveaux morceaux, fraîchement sortis du studio. Don’t Let Me Down, Get Back et Dig a Pony prennent alors une dimension poignante, parce que ni le public qui s’est rassemblé autour du 3 Savile Row, ni les Beatles eux-mêmes ne savent encore que ce concert est le dernier. Les scènes finales, dédiées au débriefing du show, montrent un groupe encore uni, presque une famille : Harrison boit du café, Yoko et Lennon rigolent, McCartney enlace Linda, avant que Ringo ne pose sa main sur celles du couple. C’est le dernier plan de Get Back, un plan intime, qui résume le geste, modeste mais sûr, de cette très belle série. Jackson a ressuscité quatre figures de l’histoire de la musique pour les ramener à ce qu’elles ont eu de plus vivant : la journée du 30 janvier 1969 ne nous paraît alors pas si lointaine, nous en avons humé l’air froid. Et nous avons entendu, le temps d’un concert d’une quarantaine de minutes, une musique venue du ciel.