Révéler au grand jour l’existence d’un cinéma cambodgien d’avant les Khmers rouges dont il ne reste presque plus de traces : c’est l’immense tâche que s’est donnée le jeune Davy Chou pour son premier film, documentaire qui se fait écrin à un cinéma tiré des limbes de la mémoire et célèbre l’émotion au cœur de toute cinéphilie.
Documenter un cinéma qui a presque totalement disparu par le cinéma lui-même pourrait conduire à abreuver le spectateur d’images survivantes pour montrer toujours plus, et ainsi penser rattraper la fatalité de l’histoire et son cours parfois injuste. De cette démarche naîtrait alors une sorte de culte muséal, fétichisant et infertile des reliques du passé à laquelle on pourrait rétorquer que rien ne vaudrait de pouvoir visionner les films dans leur entier et d’œuvrer plutôt à un travail de restauration. Mais la démarche de Davy Chou n’a rien à voir avec ce rapport, premier degré, de catalogue, au cinéma et aux images qu’il produit. Est-ce vraiment ainsi qu’il faudrait découvrir tout un pan de cinéma inédit ? La réussite du Sommeil d’or tient justement à un rapport esthétique aux images de cinéma, et non matériel et objectif qui, dans ce cas précis, les figerait dans le vernis de l’adoration, aplaties dans leur surface en deux dimensions et sorties de leur contexte, elles qui n’ont pas encore pu nous parvenir sous forme de films (pour ceux dont il reste des copies, évidemment). Puisqu’elle fait ici défaut et qu’il ne s’agit pas de nier cette absence, l’image de cinéma en soi est secondaire, et c’est toute une réflexion sur le champ de ce qu’elle produit qui s’ouvre alors : l’émotion de cinéma et son corollaire, la cinéphilie, ou le prolongement de cette émotion au-delà du cadre du film. En se décollant du cinéma dans sa matérialité, c’est en termes de flux d’émotions, de nœud sentimental et d’embrasement du souvenir que se construit le film.
Comment faire revivre les images qui se sont imprimées dans les rétines par-delà elles-mêmes ? C’est, au fond, la problématique même de la cinéphilie que pose Davy Chou, sauf qu’elle se double ici d’un travail moral de mémoire, chargé de certifier une existence à ces images et de les singulariser dans nos esprits. Il faudra donc passer par des stratagèmes, déjouer l’œuvre criminelle des Khmers rouges. D’une part, par le récit, qui déroule le texte de l’image mais l’enroule aussi au souvenir, à une re-configuration subjective qui en transmet le point de cristallisation, son punctum. Cette voie est celle du recueil de la parole des témoins : l’actrice Dy Saveth, les cinéastes Ly Bun Yim, Yvon Hem et Ly You Sreang, ainsi que deux cinéphiles, adolescents à l’époque, et la tante même du réalisateur dont le grand-père était un des grands producteurs de ce cinéma. La forme de l’interview se mue ici singulièrement en plaisir du conte, renforcé par la musicalité naturelle du cambodgien. De ces sortes d’incantations à l’imagination qui renvoient aux formes de perceptions les plus archaïques naît peu à peu une idée du cinéma cambodgien, dans sa dimension esthétique autant qu’historique, que seules quelques images furtivement révélées (affiches et photos de tournages) alimentent. Manière de nouer, en quelques séquences et sans dramaturgie trop appuyée, une histoire à l’Histoire, puisque la guerre et ses drames affleurent dans les récits d’Yvon Hem et de Ly You Sreang.
Mais c’est surtout par des scènes de « reconstitution » que se ressaisit l’émotion du geste de l’époque, celles où semble aussi se déployer quelque chose de plus personnel et qui mettent en œuvre le principe même de l’émotion esthétique contenue dans les récits : pouvoir la remettre en jeu dans un élan créateur qu’elle seule a su initier. La puissance de ces scènes réside dans leur ancrage indéfectible au présent du Cambodge auquel les récits, et surtout les musiques de films, seules véritables rescapées, s’enchâssent. C’est ainsi que le documentaire sur le cinéma raccorde avec un aperçu du Cambodge actuel et, par-delà, parvient à re-bâtir un pont entre le passé révolu, brisé par la guerre, et le présent de la reconstruction, entre une génération endeuillée et une autre pleine de promesses qui tente de retrouver les gestes des anciens en re-tournant des séquences de films disparus. Il s’agit de rendre au présent ses fantômes, de l’habiter soudain d’un champ de possibles, d’un vivier de potentialités de récits merveilleux. À l’image de la séquence, vers la fin, dans les rues de Phnom Penh où un air de rock’n’roll suffit à faire rayonner la vie cambodgienne de mille récits possibles, d’une présence enfin retrouvée et que le film s’est acharné à rendre effective. Dans ces scènes, le cinéma cambodgien se re-matérialise aussi malicieusement que le fait Ly Bun Yim, dans la séquence matricielle du film, lorsqu’il se démultiplie et que sa voix résonne dans les lieux en racontant les différentes apparitions d’un fantôme dans un de ses films. Dans les taudis de l’ancien cinéma Hemakcheat, les téléspectateurs deviennent ainsi les spectateurs atrophiés d’autrefois tandis que les chanteuses de karaoké évoquent les anciennes stars, et tout s’hybride entre passé et présent, enregistrement documentaire et vision fantasmée.
Loin de tout sentiment passéiste ou nostalgique, à rebours de toute volonté de se perdre dans un passé désormais lointain, les dispositifs du récit et de la reconstitution qui ne cessent de remettre en jeu le travail sur l’émotion au présent empêchent le film de tomber dans une histoire chimérique et sacralisée. Il s’agit plutôt d’étudier la persistance, la résistance d’une trace irréductible du cinéma cambodgien. Porté par l’idée de croyance en une cinégénie cambodgienne qui pourrait ainsi retrouver toute sa puissance d’évocation, le film suggère tout ce que ce cinéma a pu être afin d’en réactiver la mémoire et de panser l’immense béance des films perdus. L’épilogue ouvre in fine sur une réalité retrouvée, effective du cinéma cambodgien. En nous délivrant le quasi-teaser de L’Hippocampe de Ly Bun Yim raconté par lui, il nous laisse sur l’espoir d’un travail de restauration et l’exhumation de quelques titres. Par les images de films épars qui se sur-impressionnent aux murs de l’Hemakcheat, il nous fait mesurer le cheminement du film qui a fait advenir de nouvelles images à nos yeux, sans même nous les montrer, dans une foi totale dans le cinéma. Dans le mouvement de reconnaissance à leur apparition, quelque chose se noue définitivement.
De ces récits, de ces tentatives de reconstitution et des fragments d’images, des motifs finissent par s’agréger et former un territoire de cinéma particulièrement merveilleux avec ses intrigues sentimentales électrisées d’un fantastique hypersexué, fait de vierges-démons et d’hommes-serpents, digne des meilleures séries B. Comme un monde de cinéma rêvé et enfoui qui, dans la triste histoire de son extinction, pourrait renaître en réservoir imaginaire de visions qui reviendraient hanter le socle d’images que Le Sommeil d’or a réussi à arracher au présent et dont le spectateur est également désormais le dépositaire. Passeur d’émotions du cinéma, Le Sommeil d’or en soutient l’idée la plus magique.