Avec cette première fiction, célébrée à la Semaine de la Critique (et dans nos colonnes), le Franco-Cambodgien Davy Chou, remarqué il y a quelques années pour l’évocation du cinéma cambodgien disparu (Le Sommeil d’or, 2012), s’intéresse au mirage de la modernité dans lequel se perd la jeunesse de son pays d’origine. L’histoire est celle d’un jeune néo-urbain, quittant son village natal, laissant derrière lui mère et amis pour rejoindre la capitale et y trouver du travail dans la construction du nouveau quartier « Diamond Island ». L’amitié qui va naître avec ses comparses de chantier est mise à mal par la rencontre fortuite de son frère, parti des années avant lui du village et évoluant désormais avec la jeunesse dorée de la ville grâce à l’aide d’un généreux mécène américain – dont le film ne dira rien. Les possibilités qui s’ouvrent à Bora sont alléchantes, mais demandent des sacrifices douloureux…
La forme d’une ville
Ce que l’on apprécie avant tout dans la proposition de Davy Chou, c’est le regard géographique qu’il développe et qui évoque immédiatement le cinéma de Jia Zhang-ke (The World notamment). Sans être nouvelle, cette approche de la société par le prisme de sa transformation spatiale est ici partiellement renouvelée par l’esthétique qu’elle permet au film de déployer (variation des échelles de plan, panoramas, photographie structurée par l’artificialité des lumières nocturnes). Le nouveau quartier de Phnom Penh est d’abord vu dans une vidéo promotionnelle : architecture d’inspiration occidentale, complexe hôtelier, de loisirs et de consommation, Diamond Island a tout d’une promesse de modernité capitaliste, symptôme de la réussite et de l’ouverture internationale du pays. Ce choix de l’image promotionnelle est d’une grande pertinence au regard du passé sans image du Cambodge que le réalisateur a déjà abordé dans son premier film. Mais le quartier est à ce stade plus un projet numérique qu’un résultat : c’est un chantier, des champs de terre battue, des structures de bâtiments vides. On découvre ses rangées de bungalows en construction depuis le ciel lorsque la caméra suit les motos de Bora et sa troupe qui se rendent au parc d’attraction. Car, même désargentés, les jeunes travailleurs, incarnés par des acteurs non professionnels au jeu et à la présence très justes, voient le lieu comme le centre de tous les possibles : sortir, s’y distraire, et surtout y rencontrer des filles. Phnom Penh la nuit est ce réseau de néons colorés, une ville du plaisir et de la séduction qui fait briller les yeux de la jeunesse.
Mais pour une partie d’entre elle, les perspectives sont celles d’un travail harassant, la vie communautaire et la gracieuse possibilité d’heures supplémentaires. Tenté de s’extraire de cette condition en suivant les traces de son frère, mais pressentant la perte de sens induite par la rupture amicale et familiale que cela implique, Bora traverse cette étape de sa vie avec hésitation puis résignation ; la caméra suit avec un certain détachement ses errements, dramatisant peu les enjeux, manquant notamment de développer les individualités du groupe d’amis de chantier. L’esthétique contemplative du film laisse la place à de longs silences entre amants mais fait aussi apparaître l’inconsistance du caractère du personnage principal. Le film gagne en intensité lorsqu’il s’intéresse aux idylles naissantes, commente les envies de la jeunesse, décrit les jeux de séduction entre groupes de garçons et de filles, leur vampirisation par le téléphone, la mode et les sorties nocturnes. Si la moto, signe d’une première réussite et sésame de la mobilité, est la clé d’une potentielle mobilité sociale, elle est surtout la possibilité d’une parade amoureuse ritualisée, obéissant à ses protocoles et suivant ses lignes tracées. C’est cette géographie amoureuse de Phnom Penh, de ses quartiers phares et de ses contre-allées, qui fait sans doute la principale force du film et lui offre ses plus belles scènes : deux corps serrés, lumineux, discutant sur le siège d’une moto.
Démons de néons
Pour autant, on peut être étonné de la manière dont Diamond Island semble être, au départ, pris entre deux cinématographies : une forme de néoréalisme tiers-mondiste d’une part, marqué par des plans fixes sur une campagne pauvre, des baraquements ouvriers, des conversations téléphoniques sourdes et immobiles, et, d’autre part, un cinéma moderne plus pop, esthétisant, fait de caméras mobiles, plans panoramiques, lumières artificielles et montage plus court. À première vue, le parti du réalisateur est vite pris : comme son héros, le film lorgne du côté de la modernité incarnée par les néons du parc à thèmes, l’espace semble contaminer la mise en scène, comme il teinte d’une monochromie fluo morbide les visages de ses jeunes acteurs. Choix qui pourrait, au regard du discours critique porté dans le film sur le potentiel mortifère de la modernité, apparaître paradoxal, voire opportuniste, un peu « attrape touriste » cinématographique : peut-on faire la critique de la modernité urbaine tout en plongeant sa caméra dans ses formes et ses lumières ? Pourtant, à y regarder de plus près, le réalisateur semble moins opportuniste qu’il n’y parait : partout la couleur est vive, l’espace ressort dans chaque plan, à l’image des ocres vifs de la terre de la ferme familiale — comme si cette esthétique de la saturation était déjà en germe dans le paysage et la culture cambodgienne, et si cette opération était moins une transformation de nature que de degré. Façon peut-être de dire que le Cambodge a déjà, en lui, la couleur qu’il cherche si désespérément dans la lumière électrique de la modernité ? C’est une hypothèse que le troisième film de Davy Chou devra sans doute confirmer.