Retour sur Le Sommeil d’or, le beau premier film de Davy Chou, avec lui, pour qu’il nous en dise un peu plus sur le cinéma cambodgien qui fut produit entre 1960 et 1975 et détruit en grande partie par les Khmers rouges. En attendant de pouvoir en voir plus, mais aussi pour évoquer la singularité de son geste, tout entier porté par l’idée de transmission d’une émotion cinéphile.
Votre démarche consiste à documenter quelque chose qui a presque totalement disparu : comment avez-vous pensé l’articulation entre le factuel, l’historique et la labilité du sujet, le fait que la seule trace tangible soit l’émotion, les souvenirs ?
Ce fut un long processus pour comprendre où il fallait aller, angoissant et excitant à la fois parce qu’il y avait cette idée de raconter ce cinéma qui a perdu ses images, et le tout petit nombre d’informations faisait qu’il y avait tout à créer. Au départ, c’était une intuition. J’ai appris l’histoire par ma famille et je me suis dit qu’il fallait absolument faire quelque chose. Évidemment, après, il a fallu faire de vraies recherches historiques, au Cambodge, en France, en rencontrant beaucoup de gens, en collectant toutes les informations que je pouvais trouver, à la fois personnelles, sur les biographies des gens mais aussi factuelles : combien de cinémas à telle époque, où exactement,… Au bout d’un moment, j’étouffais : la pression de la véracité, de la fidélité par rapport à l’histoire commençait à vraiment m’accabler et je sentais beaucoup de pression. Il fallait être absolument sûr de tous les faits présentés, ne rien oublier. L’exhaustivité par rapport au fait de raconter l’histoire de gens qui ont pour la plupart disparu nécessitait d’être fidèle, tout simplement, aux appréciations : c’était la plus grande actrice du cinéma ; peut-être que quelqu’un va dire que non, c’était elle mais elle est morte et elle n’est pas là pour se défendre… Si je me laissais porter dans cette direction, j’allais dans une impasse : d’abord ce n’est pas mon métier, je ne pense pas qu’un cinéaste soit un historien, et à ma connaissance ça n’a jamais donné de très bons films. Ensuite, c’était juste un pari impossible de concaténer en une heure et demie toute cette somme d’informations. Ce n’était pas l’objet du film. Il a fallu un temps avant de foncer dans le sentiment : c’était la boussole du film que nous avons tous essayé de suivre. Plus une pente sentimentale que de vérité historique. Comme c’est un travail d’évocation qui touche à une vérité du sentiment, il fallait se dire que le spectateur allait voir quelque chose. Évidemment, l’image dans son imagination ne sera jamais aussi réelle mais, à partir du moment où il y a quelque chose d’évoqué, il y a déjà une partie du pari gagnée.
Combien de temps a pris cette préparation ? Quand a‑t-elle commencé ?
J’avais déjà commencé à faire des recherches depuis la France mais je me suis installé au Cambodge en janvier 2009 et j’ai tourné en mars 2010. Donc, grosso modo, il y a eu un an d’acclimatation, de rencontres avec les personnages principaux du film, de déambulations dans les archives et les bibliothèques, dans les rues pour trouver les cinémas… En même temps, j’avais d’autres projets au Cambodge, donc je ne faisais pas que ça. Pour moi, ce fut le temps de maturation et de préparation nécessaire, il aurait été impossible de tourner avant.
Pour les recherches, tout s’est fait au Cambodge ? Pas en France ?
En France aussi. Je cherchais des informations mais c’était impossible d’en trouver. J’essayais de trouver des bouquins sur le cinéma cambodgien, il n’y avait rien. Lors de mon premier voyage au Cambodge, j’ai aussi cherché des films et je n’en trouvais pas. Mais quelqu’un m’a alors parlé d’un blog incroyable dans lequel il y avait toutes les informations qu’on voulait sur le cinéma cambodgien : les filmographies reconstruites, film après film, par producteur, par studio, par acteurs… C’était le fait d’une seule personne, un Cambodgien du nom de Vathana Huy, la cinquantaine, parti s’exiler en France après les Khmers rouges, sans doute un des plus grands fans de cinéma cambodgien, qui était ado à l’époque. Complètement passionné par ça, même obsédé. Il a replongé dans sa mémoire pour reconstruire toute l’histoire et l’a mise sur ce blog. Il a été très important pour moi parce que quand je rencontrais ceux qui allaient devenir les personnages principaux de mon film, je n’y connaissais rien puisque je n’avais jamais vu les films. J’arrivais juste avec les connaissances de l’histoire dans ses grandes lignes. Lui m’aidait, depuis la France, par mail, en me préparant des questions. Je faisais presque l’intermédiaire entre les deux parce que lui brûlait de questions qu’il avait toujours voulu leur poser et eux pouvaient y répondre. Et moi, j’apprenais en même temps. C’est là où j’ai petit à petit tiré les fils. Vathana Huy a été vraiment une personne importante pour moi.
Par rapport au fait que c’est un documentaire, l’aviez-vous beaucoup écrit en amont en fonction de vos recherches ou vous êtes-vous plus basé sur les aléas du tournage, ce que vous trouveriez ? Notamment dans toutes ces séquences de reconstitution (ces images du présent avec les musiques des films…) ?
Il y a écriture structurelle et découpage mais dans les deux cas, c’était quand même assez écrit. De toute façon quand on demande des subventions, on est sommé d’écrire un synopsis avec d’avance ce que les gens vont dire. C’était mon premier vrai documentaire, je me disais : qu’est-ce qu’on écrit ? Parce qu’il s’agit aussi de trouver des choses sur le tournage. En même temps, ça a beaucoup aidé à structurer, à savoir dans quelle direction on allait. Donc on a écrit, disons, un synopsis développé de quinze pages, séquence par séquence qui décrivait assez précisément ce qui se passait. Maintenant, si je compare le script de départ et le film à la fin, ça n’a absolument plus rien à voir. On a tellement enlevé, la structure a tellement changé… C’est l’un des vrais charmes de la production et de la création documentaire, la réécriture permanente et, notamment au montage, la réécriture totale du film. Alors qu’en fiction, j’imagine qu’on réécrit un peu, mais parfois un film de fiction ressemble exactement à son scénario de départ. Là, vraiment, tout est différent parce que même si on a suivi le script, une fois qu’on avait filmé, on se retrouvait avec beaucoup plus de choses que prévu. Il a fallu repenser toute la structure. Donc c’était passionnant. En plus sur un documentaire c’est toujours la surprise du tournage, on ne sait jamais exactement ce qu’on va tourner chaque jour. Il faut être assez ouvert pour réadapter le plan.
Par exemple, la scène avec Ly Bun Yim et les fantômes, vous l’aviez pensée avant ?
Elle n’était pas au scénario. C’est pendant le tournage, en le voyant aussi joueur ; il fallait tenter quelque chose. Il n’arrêtait pas de parler, on sentait qu’il jubilait. Là encore, c’était se laisser la possibilité d’adapter le tournage. Et à propos des séquences dites de reconstitution, c’était très découpé. Comme elles sont contemplatives, au montage, tout a été chamboulé dans l’ordre des plans. Mais je les avais conçues en amont, en repérant beaucoup, en allant dans chacun des cinémas. Après, ça s’est joué avec l’équipe, on recréait les plans ensemble.
Et sur les chansons, vous aviez prévu ce que vous vouliez en faire ?
Non, dès le départ, il y avait l’idée de rester centré à l’image sur le présent. C’était l’idée générale du film. Ça voulait dire utiliser des photos et des posters mais pas trop non plus. On aurait pu imaginer un film saturé d’images du passé dans lesquelles on aurait baigné. Tout l’enjeu, c’est de faire renaître la mémoire des films au présent. Donc il fallait, et c’était très important, avoir foi dans le présent et rester collé à la réalité. Il était prévu dès le départ de filmer les cinémas tels qu’ils sont aujourd’hui transformés. L’ambition, c’était de titiller l’imagination du spectateur pour qu’il arrive à voir à travers l’image du présent le cinéma disparu du passé. C’est là qu’on a eu l’idée d’utiliser les musiques comme tremplin à l’imagination du spectateur. Sur le tournage, on ne savait pas lesquelles on utiliserait. J’avais quelques idées, et c’est au montage que les choses se sont assemblées. Ce qui est vrai, c’est que les séquences dans le cinéma ont été pensées montées avec de la musique.
Par rapport aux scènes d’entretiens, comment les avez-vous gérées ? Là, c’est l’émotion de l’histoire. Chacun a vraiment sa manière d’exprimer ses sentiments. Est-ce que vous aviez peur de leurs émotions ?
Oui, bien sûr. La peur des émotions s’incarnait dans un rapport de pudeur et de respect qu’on avait mutuellement, en tout cas moi pour eux. Je pense que c’est aussi quelque chose de culturel : les relations entre vieille et nouvelle générations en Asie sont très hiérarchisées et, naturellement, même si je suis de culture française, je le sens inconsciemment. C’est vrai que j’avais un peu peur de ça. On savait qu’on allait être dans l’émotion. Pas avec tous : il y en a qui y vont, d’autres qui refusent d’y être. On sent bien que Ly Bun Yim s’amuse mais on se demande si ce n’est pas justement pour ne pas pleurer. Ça fait partie de son personnage, c’est ce qu’il a voulu donner. Pour les autres, on a choisi d’attendre que les choses arrivent, sans les forcer, et de ne pas aller dans l’obscénité. D’où la distance à trouver. Normalement, dans les documentaires avec interviews, on serait beaucoup plus proche. Là on a pris beaucoup de distance, ils sont souvent filmés en pied voire plus que ça. C’était une façon pour moi de leur laisser de l’espace, par rapport à cette pudeur et pour, eux, se laisser aller à développer quelque chose. C’est une histoire qui vient de tellement loin, qui pour certains n’a pas été dite depuis longtemps. Ça leur laisse un espace à eux qu’ils s’approprient. Aussi bien du temps que de l’espace physique.
Sur les variations entre eux, c’est une chose sur laquelle on a joué dans la mise en scène. J’ai appris à bien les connaître, eux connaissaient tous mon grand-père qui était producteur de cinéma, donc on a développé une relation presque familiale, comme c’est souvent le cas au Cambodge quand on retrouve la famille de quelqu’un qu’on a connu et qui est mort. Il était très important qu’on respecte ces différences et qu’on essaye de trouver quelque chose qui rende cette identité, qu’ils soient chacun absolument uniques dans leur champ. Je les vois chacun comme une couleur différente dans le film. Pour le personnage de Ly You Sreang, il y a des moments d’émotion qu’on a coupés parce que c’était trop, c’était vraiment un équilibre à trouver. Chez lui, c’était absolument bouleversant parce que c’était inattendu. Pour être tout à fait honnête, le moment d’émotion avec lui, je ne savais pas qu’on l’aurait et je ne connaissais pas son histoire. Je la subodorais mais je n’avais jamais eu autant de précisions parce que je pense tout simplement qu’il ne l’avait jamais racontée de cette manière, à personne. Pour raconter comment le tournage s’est passé à ce moment-là, je le lançai juste sur les Khmers rouges, en sachant que c’était un moment un peu difficile pour lui. Comme je savais ça mais sans savoir exactement, on a viré l’équipe parce qu’on était assez nombreux et on est resté juste le chef op , l’ingénieur du son et moi. Mais je les ai mis vraiment loin pour construire une relation, lui et moi. On est au cœur de la question de l’écriture, de la réalité du tournage et de la réécriture au montage : je n’aurais jamais imaginé à l’écriture que Ly You Sreang raconterait pendant dix minutes comment il s’est sorti des Khmers rouges et comment il s’est refait en France. On m’aurait dit ça au script, j’aurais dit que ce n’était pas mon sujet. Et tout à coup, il fait ce don d’une générosité absolue avec ce récit. Il se laisse en fait gagner par l’émotion parce qu’on lui a donné l’espace pour le faire. Il a fallu restructurer le film pour donner la place qu’elle mérite à cette séquence.
Par rapport aux différents récits de films, on sent qu’il y a une circulation entre l’amour du cinéma qu’ont tous ces gens et votre propre volonté de faire du cinéma. Il y a eu comme une espèce de collaboration, une forme de réciprocité qui a accompagné votre geste de cinéma ?
C’est vrai qu’à certains moments, il y avait une participation. J’étais face à trois réalisateurs et une actrice, et moi c’était mon premier film ! Parfois, ils avaient leurs idées. Pour donner un exemple de cette véritable collaboration, avec Ly Bun Yim, je lui ai proposé des effets mais lui a aussi donné beaucoup de choses. Il avait ses idées. De toute façon, je refaisais ce que lui connaissait par cœur. Pour Yvon Hem, c’est lui-même qui a demandé à raconter son histoire à ses enfants. Ce n’était pas une idée de mise en scène mais quand il a décidé de participer au film, il s’est pris au jeu. Comme il était malade, il voulait s’adresser à eux dans sa chambre, avec sa femme à ses côtés. L’idée est très belle mais c’était sur sa proposition. C’était intéressant, pour un documentaire, ça ne me semblait pas aussi évident que les sujets mettent presque en scène leur propre séquence.
Est-ce qu’il y en a auxquels vous vous identifiez plus ?
Je suis absolument fan de Ly Bun Yim, il est complètement hors de la réalité, il a la folie des grandeurs. Mais j’adore la sentimentalité exacerbée de Ly You Sreang. Yvon Hem, qu’on pourrait croire moins passionné par ses films, apporte une vraie gravité, un socle solide parce que, pour lui, parler des films, c’est nécessairement faire le raccord avec la perte de sa première famille. Il ne peut pas repenser à cette période avec le sourire comme les autres.
Dans les scènes de reconstitution, on sent un geste de cinéma qui se déploie aussi.
En même temps, on ne s’est pas posé la question en ces termes-là. Pour moi, c’était être au service de l’horizon du film : soulever l’imagination du spectateur et et lui donner à se représenter le cinéma cambodgien. Ces séquences-là ont tout à voir avec la croyance. La mise en scène en était dépendante. Dans les images de la salle de billard, du restaurant, autrefois salles de cinéma, ou même de l’ancien cinéma Hemakcheat, les gens allaient avoir du mal à voir le cinéma à travers. Le pari, c’était : si on y croit, les gens vont y croire à nouveau. Tous les plans sont mus par cet horizon-là. Il y a cette croyance irrationnelle que les choses sont toujours là, qu’on peut voir à travers le présent. C’est par exemple le plan du rayon de lumière du Hemakcheat : impossible de ne pas penser à la lumière du projecteur autrefois. Il y a aussi des choses plus subtiles. Il y a un écart dans la violence de la transformation mais ce n’est pas une poétique des ruines : ce n’est pas être amer qu’un cinéma soit devenu un karaoké. Dans les filles qui chantent là, je ne peux pas m’empêcher de voir des fantômes, une persistance des actrices du cinéma cambodgien qui occupaient les mêmes lieux et faisaient rêver les gens. Ce n’est pas la même chose car ce sont des « entertaineuses » mais quelque chose survit.
Ces scènes prosaïques sur le Cambodge rappellent un peu l’étrangeté qu’il y a chez Apichatpong Weerasethakul où le présent est hanté par ce passé disparu. Il y a une émotion archaïque, immémorielle qui surgit au milieu de ce prosaïsme.
C’est l’une de mes influences principales sur mes projets. Après, il m’était impossible d’avoir l’approche mystique qu’il peut avoir car nous sommes de cultures complètement différentes. La croyance en les fantômes m’est peu familière. Mais l’approche formelle est la même : rester sur le présent, en pensant que les fantômes sont là. Pas des fantômes aussi mystiques que dans Oncle Boonmee mais plutôt des présences. C’est quelque chose que je ressens vraiment quand je suis au Cambodge. Je ne peux pas m’empêcher de voir le présent du Cambodge chargé de la présence de ces fantômes du passé. Le plus important pour moi, c’est que j’ai pu transmettre cette vision que j’avais du Cambodge. L’une des séquences-clé est celle de la fin, dans la rue, avec le rock’n’roll. Ce n’est pas une feel-good séquence. Je voulais que les spectateurs arrivent à cette scène et ressentent une émotion qu’il n’y avait pas au début du film. Le Cambodge devient chargé de son cinéma mais il n’est plus la peine de mettre des musiques de films ou qu’on nous raconte l’histoire. C’était l’horizon du film. Sur Weerasethakul, ce qui m’a surtout beaucoup donné à réfléchir, c’est son installation Primitive, son travail préparatoire à Oncle Boonmee. Pour raconter l’histoire du massacre des communistes dans le village où il tourne, il n’a filmé que des jeunes qui créent un vaisseau spatial. Ça voulait dire : on peut être dans le présent et, en même temps, évoquer le passé.
La séquence avec votre tante au début du film pose d’emblée la question : que peut-on faire avec si peu de matière ? Ça emmène le film vers une idée du cinéma qui est du côté de l’immatérialité, complètement à l’encontre de l’idée de matérialité des images, historiquement et plastiquement. Est-ce que c’était aussi affirmer votre propre rapport au cinéma ?
Ça aurait pu mais non, pas a priori. Il n’y avait pas de conception préalable. Il y avait l’histoire. C’est après que j’ai découvert que le cinéma pouvait être dans l’immatérialité et qu’un souvenir de film pouvait être aussi, voire plus fort qu’un film en soi. Mais ça a été de l’apprentissage au cours du processus de création. Je trouvais formidable que les gens puissent se transmettre la mémoire des films, sans même parfois les avoir vus. Comme le jeune dans le Hemakcheat. C’est un peu extrême mais on en vient à se dire : peu importe qu’il l’ait vu, le film est là. Il y a forcément beaucoup de bonheur à se dire qu’un film détruit existe toujours. Ça dit beaucoup sur la manière dont le cinéma, mais aussi la culture populaire en générale, ont infusé partout dans la société, et dans le temps. Et continuent à se transmettre.
Oui, il y a notamment un motif qui revient plusieurs fois, celui de spectateurs qui ont les yeux levés, illuminés par la lumière de l’écran, un peu comme chez Spielberg. Est-ce qu’il y avait cette idée que le cinéma serait comme un foyer, quelque chose qui tisse un lien du spectateur au monde ?
C’est ce que creuse le film : malgré sa disparition physique, on voit bien l’importance que ce cinéma a. Il suffisait juste de le réactiver un peu pour que tous ces liens collectifs se recréent. J’avais plus en tête l’idée de Godard, cela dit : la télé, c’est ce qu’on regarde les yeux baissés et le cinéma se regarde en levant les yeux. Comme il n’y a plus de salles de cinéma, que les gens ont oublié cette pratique et regardent beaucoup la télévision, je me suis arrangé pour les filmer ainsi, car les postes sont en hauteur. Ça crée un jeu de correspondances ; tenter de retrouver en eux une trace du spectateur disparu quarante ans avant. Le lien à Spielberg est juste dans le sens où les Khmers rouges ont subtilisé les rêves d’enfant des cinéphiles qui étaient jeunes à l’époque.
C’était aussi reconstruire un pont entre le passé d’avant-guerre et le présent, briser ce vide qu’a laissé la guerre ?
Les jeunes que j’ai rencontrés étaient complètement déconnectés de cette histoire, sauf certains qui connaissaient un peu par récits. Ils connaissent vaguement des noms mais n’identifient pas des visages, à part celui de Dy Saveth. Il y a cette brisure sur les icônes de la culture populaire. Le film essaye de combler cette béance, j’espère, pas trop artificiellement. Il y a deux régimes principaux : celui de la parole, le récit factuel, qui en est la base, avec l’idée que la transmission orale est le mode de transmission privilégié de cette histoire au vu de la disparition des films. Avec le régime de la parole, on reste seul avec les dépositaires de cette mémoire, hors du présent ; c’est un régime au passé. C’est pour ça qu’il fallait les laisser dans leurs lieux et en même temps avoir ce point de vue large qui montre cette perte de la transmission. L’autre régime, c’est celui des reconstitutions, avec des approches différentes, fondé sur le présent mais qui vient soulever l’imagination. En même temps, ce sont deux régimes qui ne communiquent pas trop. Pour moi, ce qui fait le lien entre ces deux régimes, c’est le récit de Ly You Sreang qui, d’un coup, refait la connexion tout seul entre les Khmers rouges et mon récit, jusqu’en 2008. Il nous aide à faire le pont entre les deux. C’est en une séquence que ça se joue. Et le raccord sur les jeunes à la fin du film, par essence même, c’est un pont. Il fallait utiliser le plus de régimes différents, de manière presque impressionniste, pour que le spectateur accroche. Il y avait du jeu aussi. À chaque séquence, on remettait en jeu la même question : comment faire advenir à l’imagination du spectateur ces films disparus, par une stratégie différente ? En les additionnant, à la fin, il se passe quelque chose.
L’épilogue sur L’Hippocampe, c’est presque un teaser ! Il ne reste vraiment rien de ces films ? Est-ce qu’on peut quand même espérer un jour en voir quelques-uns ?
Oui, bien sûr ! L’Hippocampe, ce serait vraiment miraculeux. En fait, il reste une trentaine de films mais pas les vraies copies, en VCD, qui ont été numérisées de VHS commercialisées dans les années 1990. Trente films sur les quatre-cents produits à l’époque qui, la plupart du temps, sont d’une qualité dégueulasse. Ça pixellise de partout, on n’entend rien… mais c’est quand même des traces. Je me suis longtemps posé cette question : est-ce qu’on utilise ces films-là ? J’ai décidé que non pour deux raisons. D’abord pour être fidèle à la situation réelle, à savoir que les films n’étaient pas montrés, que les jeunes ne les voient pas et les vieux ne les ont pas revus. Ces films étaient accessibles seulement à une toute petite communauté de fans cambodgiens, vingt personnes dans le monde qui se les échangent sur des sites inconnus de tous. Comme tout le film reposait sur l’immanence du cinéma et sa survie dans le présent, utiliser les images d’archives aurait trahi la réalité. Mais c’est aussi pour que le cheminement du film fasse vraiment renaître les images à l’esprit. J’aurais trouvé ça gratuit sinon. En plus, avec la force des images aujourd’hui, tu mets une image et les gens ne voient plus que ça. Ça n’évoquait rien et ça cassait tout l’effort d’imagination. On a montré le film au Festival de Berlin et, je ne l’aurais jamais imaginé, mais on a retrouvé un tout petit nombre de copies en bon état. On y a projeté trois films. Dont un de Ly Bun Yim, Twelve Sisters, un de ses plus grands, alors qu’il m’avait toujours dit qu’il l’avait perdu dans une inondation. Mais il y avait une copie dans le grenier de son fils qui vit en Californie. Un autre est de Ty Lyn Kum qui n’est pas dans le film pour des raisons de budget et s’est exilé au Canada. C’est l’équivalent de Ly Bun Yim. Il est parti avec six de ses neuf films, dont plusieurs avec Dy Saveth. On parle de l’un d’eux dans le film, L’Homme-Serpent. Donc, oui, on travaille à les faire renaître.
Donc cela va vous occuper encore longtemps.
Je travaille sur un projet de fiction qui n’a rien à voir, sur la jeunesse d’aujourd’hui à Phonm Penh. Des thèmes qui sont déjà dans le film mais sans le retour au passé. En même temps, il y a effectivement aussi ce projet de restauration.