Il est huissier, passe son temps à déraciner le quidam d’un lieu choisi : Jean-Claude Delsart a un cabinet, rangé, droit, un fils, tout aussi droit, avec lequel il a des relations polies mais distantes. Il rencontre Françoise, de vingt ans sa cadette, conseillère d’orientation dans un lycée, alors qu’il ose pousser la porte d’un cours de tango. Le deuxième long métrage de Stéphane Brizé après Le Bleu des villes, tout en sobriété, est de ceux qui réussissent à évoquer des émotions simples sans lyrisme ni emphase. La danse est belle, les cavaliers aussi.
Jean-Claude monte des escaliers, en permanence, comme s’il portait sur ses modestes épaules de quinquagénaire fatigué toute la misère du monde. Les murs grisâtres d’un HLM n’apparaissent cependant pas moins ternes que ceux d’un bureau on ne peut plus bourgeois. Ni mal de vivre ni dépression en perspective, il traîne sa carcasse dans un environnement neutre. Sa vie de famille est à l’image du personnage : un père en maison de retraite grognon, voire insupportable, que Jean-Claude s’évertue à visiter chaque dimanche tandis que le reste de la tribu a abandonné l’exercice de déridage du vieillard ; un fils amoureux des plantes vertes qui ne demanderait qu’à pousser un peu plus haut s’il avait eu le courage de se refuser aux études de droit et au poste d’huissier dans le cabinet paternel. Divorcé, mal aimé par un père trop vieux pour accepter de donner et de recevoir enfin une tendresse trop humaine, Jean-Claude vit dans une solitude inaltérable. Comment dès lors sortir d’un monde organisé s’il n’est pas réjouissant ?
Les escaliers qu’il arpente chaque jour comme une épreuve de plus l’ont épuisé : un médecin lui conseille une activité sportive. Juste en face, le monde est différent. Des gens de tous âges dansent le tango, prennent du plaisir à être ensemble, à partager une importance, concept que n’a pas intégré l’huissier maussade. Loin des aventures de trentenaire post-adolescent, Stéphane Brisé a choisi le cap de la cinquantaine comme sujet de ce joli film. Jean-Claude est toujours à l’âge des possibles : il ne choisit pas la violence pour se redonner du souffle, mais la sensualité d’une danse de couple. Il rencontre donc Françoise sur la piste, conseillère d’orientation, qui ne semble pas appliquer personnellement les conseils professionnels qu’elle dispense à ses élèves. Future épouse d’un écrivain amoureux mais égocentrique, elle aussi cherche une ouverture, un renouveau. Elle le provoquera, et aidera Jean-Claude à provoquer, chose qu’il a oubliée depuis des lustres. Je ne suis pas là pour être aimé n’est pas une histoire d’amour prévisible, mais la prise de conscience de deux êtres un brin à côté de la vie, le retour au plaisir d’un couple a priori bien installé dans celle-ci.
Seulement voilà, lorsque l’habitude du secret, de la pudeur, de l’enfermement, a été prise, il est difficile de dire ce que l’on pensait ne plus jamais ressentir. Si le père de Jean-Claude regarde tous les dimanches son fils repartir par la fenêtre avec émotion sans le lui avouer, ce fils prodigue se décide à aimer, à ne plus accepter la médiocrité. Il ne veut pas d’extraordinaire, juste un peu de désir. Ce désir vient progressivement, difficile à entrevoir comme à accepter. Mais il ne s’agit pas ici de désespoir. Stéphane Brizé est un optimiste des rencontres : il épouse parfaitement au gré des mouvements de caméra l’atmosphère des lieux et de ses protagonistes. Lorsque Jean-Claude est seul, tout est droit, silencieux, ses bras parallèles aux étagères d’une bibliothèque ; lorsque Françoise est sans lui, elle est vive, tendre, mais trop prévisible pour ne pas être absente. Lorsqu’ils sont ensemble, ils s’effleurent pour mieux un jour se prendre la main, et la caméra virevolte à suivre leurs hésitations, leurs timidités pour mieux les rapprocher. On retiendra une scène particulièrement gracieuse et touchante : ils dansent tous deux, maladroitement, d’un pas peu assuré, mais en souriant. Et la caméra de Stéphane Brizé, loin des plans fixes sur son huissier ou des plongées sur sa conseillère désorientée, s’attardent alors sur une nuque, une main délicatement posée, un regard, un « à bientôt » murmuré, une émotion que n’admet que la simplicité des sentiments.
La lumière se fait alors plus dense, la parole enfin retrouvée est désormais inutile. Je ne suis pas là pour être aimé est un film aussi tendre qu’Anne Consigny, belle comme l’émotion qu’elle sait provoquer sur Jean-Claude et sur le spectateur, mais également drôle : grâce à Patrick Chesnais surtout, déclinant son personnage de Charmant garçon, et aux personnages secondaires, le fils obsédé de la plante grasse comme la secrétaire curieuse et fidèle qui assène toutes les minutes des « Au panier, Marcel ! » à son seul compagnon canin. Si les êtres à l’image communiquent avec beaucoup de finesse leurs doutes et leur amour, derrière l’image se pose un réalisateur excellant dans la direction d’acteur comme dans le campement d’un décor et d’un état d’esprit. On était là pour aimer.