Au soir du 16 mai 2003, cinq attentats-suicides ensanglantèrent Casablanca, tuant 45 personnes dont 12 des 14 porteurs de bombes (les deux autres furent arrêtés avant de passer à l’acte). Les kamikazes, embrigadés par une cellule d’islamistes radicaux, étaient tous originaires du bidonville voisin de Sidi Moumen. Ce détail alarmant a suscité un roman de Mahi Binebine, Les Étoiles de Sidi Moumen (du nom du club de football local), dont Nabil Ayouch et son scénariste Jamal Belmahi ont tiré le film Les Chevaux de Dieu.
« Comment en est-on arrivé là ?» Cette question convenue, ici implicite mais confortée par le dialogue en flash-forward sur écran noir qui ouvre Les Chevaux de Dieu, ressemble fort à une question-piège. Car elle tend la perche à la menace lovée dans l’énoncé, celle d’un film qui se réduirait à l’exécution d’un programme, à un cheminement trop sûr de lui jusqu’à une destination connue d’avance : la mutation d’un homme du commun en terroriste (cheminement par ailleurs déjà emprunté, on se souvient de La Désintégration de Philippe Faucon). Or justement, le dialogue inaugural annonce aussi, d’une certaine façon, un antidote à l’excès de didactisme : un échange à demi trivial entre deux amis concernant les relations avec une troisième. De fait, Les Chevaux de Dieu s’attache avant tout à dépeindre les relations se tissant, de l’enfance à l’adolescence, entre quelques membres de la communauté : liens assez lâches — qu’ils soient familiaux, amicaux ou sentimentaux — se relâchant et se tendant au gré des changements de distance et d’humeur, suffisants pour constituer un groupe sans cependant assurer sa solidité. Les archétypes individuels réunis dans le groupe ne sont certes pas des plus originaux, mais l’ensemble offre une vision de la communauté assez peu consensuelle pour nous intéresser à son devenir.
Corruption de la communauté
L’irruption de la cellule intégriste dans le récit se fait de manière un peu trop abrupte pour ne pas être discutée, laissant penser que le 11-Septembre aurait fait surgir les radicaux dans le paysage comme par enchantement… Cependant, la suite procède d’une idée intéressante. Le récit capte la progression de la doctrine intégriste comme une véritable contagion qui, une maille après l’autre, se répand à travers ce même réseau de relations entre gens de Sidi Moumen — chaque membre du réseau ne devenant bien sûr pas instantanément un terroriste en puissance, mais se faisant au moins ouvert à ces idées. Le film, dès lors, acquiert une diffuse mais troublante dualité : tandis que le suspense de l’attente de la violence finale grandit, l’observation des liens du groupe se poursuit sans interruption — liens toujours pas brisés, mais définitivement infectés, alourdis d’un poids extra-humain. Ce double fil — thriller et chronique sentimentale — Les Chevaux de Dieu le suivra jusqu’à la fin — une volonté louable, mais pas sans risques qu’il aura du mal à assumer.
Car si Nabil Ayouch tient là la meilleure idée de son film, il a du mal à s’y tenir fermement, et à donner une incarnation convaincante à ce parti pris. On est gêné, par exemple, par les quelques plans aériens survolant pesamment le bidonville, conférant abruptement une hauteur de vue démesurée au regard du sujet. Dans ces moments, on sent le cinéaste tiraillé entre l’envie de suivre ses personnages dans leur milieu et celle de faire exister le lieu dans son immensité, en tant que cette zone tentaculaire qui enfanta les kamikazes du 16 mai et motiva ainsi le film, comme un objet un peu abstrait où, dans cette perspective, les hommes passent au second plan. D’une manière générale, la mise en scène traîne quelques symptômes du filmeur appliqué qui tâche de traiter au mieux les pistes narratives qui lui sont présentées, mais dont l’application donne un résultat froid et manquant de chair. Ainsi, dans la scène finale de l’attentat, tente-t-il une dernière fois de fondre la dimension du crime de masse et celle de la relation humaine viciée — mais la solution esthétique qu’il choisit s’avère bien pauvre et paresseuse, affadissant l’une et l’autre de ces dimensions. Comme si ce retour cinématographique sur la genèse de l’horreur existait plus vivement dans la tête de ses auteurs qu’à l’écran.