À partir d’une démarche introspective, My Land, premier documentaire de Nabil Ayouch, confronte deux mémoires : celle, meurtrie, des réfugiés palestiniens qui vivent depuis soixante ans dans les camps du sud du Liban, et celle, lacunaire, des jeunes Israéliens qui ont grandi sur une terre promise dont ils ignorent les blessures béantes. Recueillant les souvenirs des uns et des autres, Nabil Ayouch tente de renouer un dialogue entre des adversaires historiques qu’un même attachement à leur terre réunit. Pourtant, à force de se concentrer sur ces témoignages, il efface sa présence et sa subjectivité qui constituaient sans doute la seule véritable médiation entre la parole des uns et des autres.
Bien plus qu’une collection de récits de vie de part et d’autre de la frontière israélienne, le projet de My Land s’engageait sous les auspices d’une réflexion autobiographique sur les racines des déracinés. Né d’un père musulman marocain et d’une mère juive d’origine tunisienne, Nabil Ayouch a grandi en France, avec deux identités inconciliables et le conflit israélo-palestinien en toile de fond de toutes les conversations familiales. « J’ai longtemps boycotté Israël. J’ai même longtemps refusé d’écouter l’opinion ou de connaître l’histoire israélienne. Pour moi, il y avait un agresseur et des agressés. » Et puis en janvier 2003, tout change. Alors qu’il avait jusqu’ici toujours refusé d’aller présenter ses films en Israël, le réalisateur accepte l’invitation d’une enseignante de l’Université de Tel Aviv. Yael Perlov (la petite-fille du documentariste David Perlov) s’engage non seulement à projeter le film d’Ayouch à Jérusalem devant un public composé pour moitié de Palestiniens, mais aussi à le montrer dans les territoires occupés. Ces projections et les débats qu’elles suscitent vont être fondamentaux dans la genèse de My Land, exercice documentaire à travers lequel le cinéaste entreprend de poursuivre cette conversation ébauchée entre Israéliens et Palestiniens. En 2009, Ayouch part donc filmer des réfugiés palestiniens dans les camps du sud du Liban. Là, les vieillards sortent de leur silence pour raconter avec émotion un passé qui a des airs d’âge d’or aux oreilles de leurs petits-enfants qui n’ont connu que l’exil et les camps.
Nous voilà bien loin des fictions à l’eau de rose de Whatever Lola Wants (le film précédent de Nabil Ayouch en 2008) où une jeune Américaine tombait sous le charme de l’Orient, ses bellâtres aux yeux de jais et ses danses lascives, au cours d’un voyage en Égypte. Et plus encore des thrillers indémêlables à travers les étendues désertiques de l’Atlas de son premier long métrage (Mektoub, 1998). À l’instar des enfants des rues du Casablanca d’Ali Zaoua, prince de la rue (2000), ceux des camps de Sabra et Chatila jouent dans la poussière et imaginent une vie meilleure. Sauf que leurs rêves d’avenir sont pleins de la nostalgie de leurs aïeux. Nourris de souvenirs, ils s’inventent un paradis perdu avec l’amertume des exilés. Ces fantômes en boîte, Ayouch refait le trajet maintes fois rêvé par les expulsés : il retourne dans les villages qu’ils habitaient autrefois et rencontre les jeunes Israéliens qui sont nés et ont grandi ici. Alors que les entretiens au Liban se déroulaient à la lueur de mauvais éclairages dans la promiscuité de maisons de fortune, ils se font ici au grand air, au milieu des vergers et des champs d’olivier, au sommet de points de vue qui permettent d’embrasser du regard tout le paysage du nord d’Israël. À la sérénité de ces paysages s’oppose le chaos des camps de réfugiés où la caméra s’aventurant dans les ruelles du camp découvre en contre-plongée un enchevêtrement de câbles et de fils électriques qui barrent l’horizon. My Land déploie toute la symbolique nostalgique d’une terre promise aux uns et perdue pour les autres.
Le montage alterne la parole des réfugiés et celle des jeunes Israéliens qui ont accepté de se confronter à cette mémoire qui ne fait pas partie de leur histoire officielle. À ceux-ci, Ayouch offre de voir les images qu’il a tournées au Liban. Sans doute ce dispositif est-il ingénieux, mais il reste un mauvais substitut au dialogue que le cinéaste cherchait à engager, et s’instaure en modus operandi un peu systématique qui finit par lasser. On comprendra qu’au désespoir burlesque d’un Elia Suleiman ou d’un Raed Andoni, Nabil Ayouch ait voulu opposer le sérieux d’une démarche documentaire qui soit comme une correspondance entamée entre les parties ennemies. Pourtant, on regrette que sans nécessairement recourir à l’humour et à la poésie d’Intervention divine ou de Fix Me, il n’ait pas délaissé la pseudo-objectivité de son dispositif pour faire un peu plus de place à sa propre subjectivité. Le fil d’une quête de soi, déroulé en voix off sur les toutes premières images du film, se perd bien vite dans un catalogue de témoignages dont la force s’étiole au fil de leur empilement. Restent ces deux images comme des symboles douloureux : la clef suspendue au mur de la maison d’un vieil Israëlien, sans doute égarée dans sa fuite par un villageois palestinien il y a soixante ans, absurdement exposée et sans utilité puisqu’elle n’ouvre plus aucune porte ; la porte branlante d’une maison de réfugiés qui se referme lentement sur le générique de fin. Images d’une conversation vouée à l’échec, comme si la clef et la porte ne coïncidaient plus et n’ouvraient plus sur aucun avenir commun.