« Scandaleux », « frontal », « sans compromis » : on imagine aisément les adjectifs dont pourrait se gargariser une certaine presse en panne d’inspiration mais en quête de titres-choc pour qualifier Much Loved et sa sulfureuse réputation, de son interdiction au Maroc pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine » à son passage remarqué à la Quinzaine des Réalisateurs de l’édition 2015 du festival de Cannes. Ce serait cependant réduire le film de Nabil Ayouch au potentiel marketing découlant de son sujet (le quotidien de quelques prostituées de Marrakech), faisant fi du réel courage dont le réalisateur et ses actrices non-professionnelles ont dû faire preuve pour que ce film puisse exister au-delà de son argument scénaristique et des menaces qui en sont aujourd’hui la triste conséquence. Nul ne peut nier que le projet relève bien entendu d’une forme de provocation à l’adresse de la société marocaine, fustigée dans le rapport hypocrite qu’elle entretient avec la place des femmes, la représentation du corps, la quête du plaisir et la pratique de la sexualité. Mais alors qu’on aurait pu craindre un projet putassier qui se serait contenté de provoquer la frange la plus conservatrice de la société marocaine, force est de reconnaître que Much Loved surprend par sa belle capacité à faire corps avec ses personnages, tout en prenant à son compte l’ambigu rapport qu’ils tissent avec la ville. Si le résultat n’est pas exempt de défauts d’écriture (notamment dans son dernier tiers où le film se disperse malheureusement en intégrant un nouveau personnage) et d’une tentation de l’exhaustivité qui flirte parfois avec l’anthropologie dans son appréhension du milieu interlope de Marrakech, la proposition formelle de Nabil Ayouch surclasse ce qu’il avait pu faire jusqu’ici.
Du public à l’intime
Ce qui fait toute la réussite de Much Loved, notamment dans sa première heure, c’est que le réalisateur ne semble rien vouloir raconter d’autre que le quotidien de trois prostituées de Marrakech, privilégiant un montage parfois heurté qui ne s’encombre pas de vouloir à tout prix proposer une progression dramatique. Le premier piège qu’a su éviter le réalisateur, surtout en tant qu’homme projetant sur ses trois personnages féminins sa propre représentation des femmes prostituées, c’est de ne pas faire d’elles des objets de fantasme. Tour à tour physiquement banales ou très apprêtées quand le contexte l’exige, elles se dévoilent autant sur scène que dans les coulisses, jamais dupes du jeu auquel elles se livrent pour attiser le désir d’hommes et obtenir d’eux de quoi assurer leur quotidien. Pour autant, ces femmes ne tiennent aucun discours réflexif sur cette condition qui en fait des marginales dans la ville où elles vivent : ce qui les sépare des autres et des diktats du moralisme religieux prend plutôt l’aspect d’un voile indéchiffrable qu’on apparenterait à une certaine mélancolie. En termes de mise en scène, cela passe par quelques scènes d’une époustouflante beauté (en dépit de la musique un peu trop présente de Mike Kourtzer) : protégées par l’habitacle de la voiture qui tient à bonne distance les bruits de la jungle urbaine (on n’est pas loin du dépouillement hypnotique dont Cronenberg pouvait faire preuve dans Cosmopolis), ces femmes de la nuit posent un regard vierge de tout a priori sur cette ville qui est la leur. Cela donne lieu à de longs travellings-voitures d’une étrange douceur qui ne semblent rien dire d’autre que Marrakech est bien là, dans son indescriptible complexité teintée de générosité. Film aimant mais jamais condescendant Much Loved est donc tout entier tourné vers l’acceptation de ce qui est.
Pour autant, on devine bien la tentation que fut celle du réalisateur/scénariste de régler au passage son compte avec quelques hypocrisies qui ont cours dans les pays musulmans : abordant sans détour la question de l’homosexualité – féminine par le biais d’une des trois héroïnes ou masculine par le biais d’un attachant travesti qui semble davantage divertir les Marocains que les touristes –, le réalisateur ne recule pas non plus devant la peinture acérée de riches Saoudiens dont l’opulence financière leur permet de faire des prostituées les jouets de leur libertinage quand leur propre pays applique sévèrement la charia. Si l’exercice trouve parfois sa limite dans l’évocation un peu lourde de l’homosexualité refoulée de l’un d’entre eux, Much Loved refuse pour autant de se complaire dans la mise en scène d’une décadence morale. Tout comme les héroïnes de ces étranges orgies, la caméra a la bonne idée de ne pas trancher entre fascination amusée et prise de conscience frontale pour ces moments d’abandon total. Deux autres scènes témoignent de cet équilibre fragile mais réel que parvient à trouver le film dans ses moments les plus difficiles : on pense par exemple à celle où une prostituée nouvellement arrivée dans le groupe offre son corps à un vendeur de fruits et légumes qui la traite avec un certain respect et n’a rien de plus à lui offrir qu’une cargaison de dix kilos. Mais surtout, il y a ce passage d’une troublante intimité que Kechiche n’aurait certainement pas reniée où la plus âgée du groupe semble elle-même se perdre entre désir et prestation tarifée avec un touriste français beaucoup plus âgé qu’elle.
Pour qu’il y ait une fin…
Il est dommage que Nabil Ayouch n’assume pas complètement la dimension documentaire de son projet (il a fait le choix de tourner avec des non-professionnelles qui se sont inspirées des prostituées qu’elles connaissaient personnellement) en encombrant son film de quelques éléments dramatiques pas toujours très convaincants. Comme s’il fallait nécessairement un contrechamp au quotidien de ces trois prostituées, le récit s’égare dans la mise en scène d’une relation amoureuse contrariée, dans la quête d’un père soi-disant parti en Espagne ou s’attarde encore sur une relation conflictuelle avec une famille qui juge la prostitution tout en ne crachant pas sur les revenus qu’elle lui rapporte. Même si ces scènes n’ont, isolées les unes par rapport aux autres, rien de vraiment problématique, elles trahissent néanmoins le besoin de dire autre chose de ces femmes, de les ancrer dans une autre vie que celle qui nous est donnée à voir par ailleurs. Tout comme le pétage de plombs de certaines des prostituées arrivent de manière un peu trop artificielle dans le récit pour ne pas trahir l’intention de dénoncer d’autres maux de la société marocaine, comme par exemple la corruption policière. Il semble que le réalisateur n’ait pas osé s’en remettre complètement à cette belle matière documentaire, preuve en est l’ultime escapade de nos héroïnes dans un hôtel d’Agadir où on sent que la mise en scène cherche par tous les moyens à relancer la machine. Ces quelques réserves n’entament cependant pas l’incroyable énergie qui parcourt le film de bout en bout et, au-delà du courage qu’on ne cessera de vanter les mois à venir (en espérant que les exploitants ne rencontrent pas de fâcheux incidents lors de la présentation du film aux publics), fait surtout de Much Loved une précieuse et respectable proposition de cinéma.