Mektoub (qui représente le Maroc aux Oscars en 1997) est le premier long métrage de Nabil Ayouch, qui signera ensuite Ali Zaoura, prince de la rue et Whatever Lola Wants. Taoufik, brillant ophtalmologiste, s’apprête à participer à un congrès à Casablanca. Sa charmante femme Sophia l’accompagne, le couple fête son anniversaire de mariage à l’hôtel la veille du congrès, il semble épanoui. Pendant la nuit, ils sont victimes d’un obscur complot : Taoufik perd connaissance, Sophia est enlevée et violée. Elle parvient à retrouver son mari qui, en tentant de comprendre ce qui s’est passé, tue un homme impliqué dans le viol. Ce dernier s’avère être un policier. Aidé par le frère (également policier) de Taoufik, le couple, devenu hors-la-loi, entame une course effrénée à travers le Maroc pour échapper à ses ennemis.
La trame de Mektoub, en outre inspirée d’un fait divers des années 1990, est assez retorse. On a du mal à comprendre qui a organisé le viol, comment les criminels s’y sont pris, pourquoi ils ont choisi cette cible-là… Ce que l’on cerne, par contre, c’est que les ennemis du couple forment un puissant réseau d’intouchables. Si, dans les premières séquences, Taoufik et Sophia affichent leur réussite (amoureuse, professionnelle, sociale), ils deviennent ensuite très vulnérables. L’échelle des plans rend compte de ce changement : au début souvent en plan moyen, au centre du cadre, en position donc de maîtrise, ces personnages ne sont ensuite parfois que de petites silhouettes perdues dans le vaste désert qui semble les engloutir.
L’intérêt de Mektoub réside moins dans cette obscure intrigue que dans la peinture du Maroc qu’elle permet. Ce qui compte ici, ce sont les déplacements incessants de Taoufik et Sophia à travers le pays. A peine arrivés quelque part, ils doivent en repartir car la police approche. Ils parviennent toujours à s’échapper, en bus, en voiture, en marchant, en courant… Avec eux, nous traversons les paysages magnifiques de l’Atlas et découvrons le monde rural qui y habite. Le couple est citadin et a vécu quelques temps aux États-Unis. C’est donc en partie un regard vierge qu’il pose sur les contrées reculées et pauvres qui ne lui sont pas familières. Nabil Ayouch a le bon goût de ne pas insister sur le décalage entre la culture occidentale connue des protagonistes et les traditions marocaines qu’ils découvrent. Quelques répliques suffisent, le cinéaste a confiance en la capacité du spectateur à cerner cette donne là. Le couple étant marocain, sa position n’est pas non plus celle de l’étranger : elle est, plus subtilement, à la croisée, de la distance et de la proximité. C’est donc à travers ce regard que nous faisons connaissance avec un certain Maroc : village pauvre où a lieu une fête traditionnelle et dont la chef exprime son hostilité envers les privilégiés, insolite mécanicien attablé devant un tajine douteux, policiers incapables n’ayant visiblement aucune envie de travailler, paysans solidaires qui protègent les pourchassés… Portrait d’un pays, de ses paysages, ses coutumes et ses mentalités, Mektoub est aussi une galerie de portraits d’individus marquants. À travers leur périple, Taoufik et Sophia découvrent une part du Maroc et de leurs concitoyens qu’ils ignoraient.
C’est aussi leur relation amoureuse qui évolue au fil de leur course effrénée. Si, au début du film, le couple est visiblement épanoui, nous pouvons deviner certaines sources de tensions, que Nabil Ayouch suggère avec finesse, sans donner de précisions. Après le viol, Taoufik et Sophia communiquent peu, cette dernière restant longtemps choquée. Imperceptiblement, au cours de silences et de regards, nous sentons que quelque chose évolue entre eux. La lutte qu’ils doivent mener côte à côte contre un ennemi commun vraiment sérieux leur permet sans doute de résoudre leurs conflits intimes, dont on apprécie de ne pas cerner la nature. La relation entre Taoufik et son frère change également, encore plus imperceptiblement puisqu’ils ne sont pas ensemble (le frère aide le couple à distance) : crispés l’un envers l’autre au début du film, ils semblent se retrouver à travers leur traversée d’épreuves dangereuses (pour aider Taoufik, son frère se met dans des situations périlleuses).
Si l’on peut regretter quelques longueurs, notamment lors de moments où le film se recentre sur la trame policière que l’on n’a pas forcément envie de suivre, c’est avec une belle habileté que Nabil Ayouch utilise la base policière pour la dépasser vers quelque chose de plus vaste, de plus profond, la peinture d’un pays et l’histoire intime des personnages.