Dans l’univers bien connu des suburbs d’Amérique du Nord, Les Démons dépeint le quotidien d’un écolier montréalais introverti de 10 ans, Félix, confronté à ses peurs, ses angoisses, ses fantasmes. Sous une caméra finement observatrice, le garçon est capté sans emphase stylistique, dans l’immanence toute printanière de l’enfance. Au croisement de l’intemporalité innocente d’un Boyhood, de l’ambiguïté genrée d’un Tomboy, ou de la cruauté du gosse d’un We Need to Talk About Kevin, Les Démons joue de la position d’acteur-observateur de l’enfant timide, travaillant dans cet effacement le mystère d’une intériorité mi-craintive mi-cruelle.
Un jeu de perception
C’est sans doute cette caractérisation effacée qui confère tout son charme à ce premier film du Canadien Philippe Lesage. Les absences de l’enfant, dont le regard perdu n’est peut être pas tant rêveur qu’assoupli, font de lui un pur être physique, perdu dans le temps présent. Il joue, il court, il regarde, il écoute. Mais que comprend-il du monde autour de lui ? Cette hypoactivité créé un effet de suspense quand à l’interprétation par l’enfant de son environnement : comprend-il que son père trompe sa mère avec la mère de son camarade ? Saisit-il le jeu social qui s’installe lors de l’anniversaire d’un gamin ? Au contraire, quel imaginaire déploie-t-il lorsqu’on lui parle de SIDA, de « fif » (homo en canadien), de film d’horreur ? Sa crédulité apparente est-elle le masque d’une cruauté à venir ? Son principal fait d’arme est en effet rapidement celui de violenter à son tour un camarade plus petit que lui… Les Démons du film, ce sont autant toutes ces zones d’ombre que la raison puérile peine à éclairer totalement, que le potentiel de violence que fait naître la psychologie enfantine en formation.
Cinéma cognitif
La caméra de Lesage adopte un point de vue plus sensible que clinique, en attente des petits événements autour d’une activité : à la piscine, elle contemple le jeu d’eau, balaie la surface, cherche, scrute, zoome sur l’enfant lorsqu’elle le trouve, et sa course vers l’amour naissant, la monitrice Rebecca… – « chat ! ». Lesage connaît son personnage, mais n’adopte aucunement son point de vue émotionnel — il privilégie son point de vue cognitif. Le travail sur le son épouse l’attention auditive de l’enfant, tantôt submergé d’un brouhaha dont il ne distingue que quelques paroles, tantôt fixée sur les éléments les plus spectaculaires de l’espace : les cris d’un grand huit par exemple. De même, les plans larges révèlent la taille et la richesse de l’environnement, et mettent en exergue la petitesse du corps de l’enfant, coupant le corps des adultes dès lors qu’ils se resserrent sur lui.
En arrière plan, l’intrigue oriente le film vers une version naturaliste de Mysterious Skin, le thriller sur fond de pédophilie de Gregg Araki. Si bien que dans les derniers plans, le regard se teinte enfin d’une ironie dramatique lorsqu’un jeu de chasse au trésor amène les enfants à explorer la forêt où un crime a eu lieu – révélant en creux la beauté dramatiquement naïve de l’innocence enfantine.