On a déjà évoqué une certaine tendance aux films de plus de trois heures dans cette Mostra. Voilà qu’il nous faut aussi parler d’une certaine tendance aux films usant de la division en chapitres numérotés, voire titrés. Faisons les comptes de ceux qu’on a vus :
— Die Frau des Polizisten de Philip Gröning (59 chapitres, sur trois heures : le champion) ;
— Child of God de James Franco (trois parties) ;
— Eastern Boys de Robin Campillo (quatre chapitres), romance gay mâtinée de thriller présentée en sélection Orizzonti, qui aurait pu être un bel écho urbain à L’Inconnu du lac de Guiraudie sans l’importance un peu trop grande accordée à son fond sociologique (les clandestins venus d’Europe centrale), qui plus est traité de manière assez douteuse ;
— Les Terrasses de Merzak Allouache (cinq chapitres).
On sait bien que, comme le relevait Serge Daney, le cinéma a quelques racines dans la littérature. Mais voir de plus en plus de films se rabattre sur la littéralité, les signes alphabétiques, pour se trouver un rythme, une respiration, peut-être se rassurer sur — justement — son écriture, laisse un peu songeur sur l’évolution de la relation qu’entretiennent les réalisateurs avec les images qu’ils créent, assemblent, dont ils font des récits.
Dans Les Terrasses, plus futé que les autres sur ce point, les chapitres correspondent aux cinq prières quotidiennes auxquelles tout musulman est tenu — ainsi entend-on le muezzin à chaque début de chapitre où est mentionnée la prière à faire à ce moment de la journée (ou de la nuit). Le chapitrage a donc le bon goût d’être calqué sur le rythme ordinaire d’une journée sur les lieux où le film se déroule (Alger). Malgré le thème religieux des textes, sa présence est purement fonctionnelle. Et le film a certainement besoin de respirer un peu : il s’agit d’un film choral, se déroulant donc sur vingt-quatre heures, et qui a la particularité de faire le va-et-vient entre cinq lieux en tout et pour tout, et pas n’importe lesquels puisque, comme le titre l’indique, il s’agit de cinq terrasses de quartiers différents, les habitants de l’une n’étant a priori pas appelés à rencontrer ceux d’une autre.
Si les terrasses sont un trait significatif du visage d’Alger, et si le film met en scène les mutations qui s’y opèrent au gré des apparitions et disparitions des personnages sur chacune de ces zones restreintes, leur emploi dans le film n’a rien de l’exhibition d’un décor exotique. La belle idée d’Allouache consiste à laisser la rue en dessous, hors champ la plupart du temps, cependant que ses sons mêlés au bruit du vent habitent chaque plan en une rumeur permanente, conférant à ces Terrasses une musicalité certaine. L’existence d’Alger, sur une bonne partie du film, ne tient qu’en cette rumeur perpétuelle qui se mêle aux conversations, tandis que les terrasses, où le film met en scène des fragments de perspectives des failles de la société algérienne (corruption, religion, souvenirs de guerres, patriarcat, efforts de la jeunesse…), apparaissent comme des microcosmes isolés les uns des autres et cependant liés à la multitude d’où vient la rumeur, grossissements épars et émergés de ce qui se passe en contrebas. Ce n’est qu’à la fin, quand la nuit est tombée et la rumeur d’en bas amoindrie, qu’une musique jouée sur l’une des terrasses rassemble toutes les autres, tous ces parcours individuels dans le même chœur d’une ville, les faisant se rencontrer enfin.
L’idée est belle, et ce n’est pas la dénigrer que d’objecter qu’Allouache pouvait difficilement faire tenir son film sur elle seule. On ne peut pas ne pas regretter que chaque histoire de terrasse, prise individuellement et sans coupures, ne se révèle pas si intéressante que cela, tout au plus pour son caractère emblématique de ce qui mine la société algérienne, un court métrage comptant un peu trop sur une chute (tel que le récit de torture où l’on apprend in fine que la victime était le frère du bourreau). Il faut aussi pointer les limites de la mise en scène d’Allouache qui, s’il a le sens de la durée du plan et de la tension du champ-contrechamp (comme dans les face-à-face entre la cage où est enchaîné l’oncle Larbi, vétéran de guerre devenu fou, et ceux qui l’approchent), se rabat trop souvent, pour approcher ses personnages, sur de médiocres plans moyens obligeant le regard à les suivre de près dans des mouvements de caméra mimant le naturel. L’idée du son compense, en quelque sorte, le manque d’idée de l’image.