J.J. Abrams n’aime pas que l’on dise de Super 8 qu’il est un hommage à Steven Spielberg (producteur du film), et même si ce déni sent la mauvaise foi à plein nez, il est aisé de comprendre pourquoi. À l’instar de Zemeckis et Shyamalan, un peu trop rapidement désignés comme les dignes héritiers du réalisateur des Dents de la mer, rares sont ceux qui ont bénéficié de cette paresseuse comparaison – souhaitons d’ailleurs aux deux cinéastes de sortir de l’impasse artistique dans laquelle ils semblent coincés depuis quelques films. D’autant que le cas Abrams est un peu plus complexe : rarement aura-t-on vu, chez un natural born entertainer de sa trempe, une telle volonté de créer de nouvelles formes à partir de la synthèse de ce qui a été fait avant. Un peu historien obsessionnel, un peu plasticien adepte des collages, J.J. Abrams est un théoricien décomplexé qui construit son grand œuvre à partir d’une idée simple : construire sur les bases d’une culture pop commune une matière vivante, en perpétuelle évolution, capable de se réinventer en permanence et de se nourrir d’elle-même, pour donner naissance à un monstre que seul l’habile concepteur en chef est en mesure de maîtriser.
Format idéal pour ce type d’expérimentations, l’objet série était bien entendu un terrain de jeu prédestiné aux manipulations de ce sorcier un peu fou. Derrière son air de boy-scout, Abrams cache un obsessionnel chez lequel on retrouve bien entendu beaucoup du Spielberg des débuts, mais tout autant du David Lynch (l’expérimentation planquée derrière le vernis hollywoodien) que du Quentin Tarantino (le vidéo-club avalé, digéré et recraché). Ses cinq productions télévisées (quatre succès et un bide cinglant) se sont toutes appuyées sur des références confortables pour les networks, les annonceurs et le public, avant d’échapper à tout contrôle pour muter en cours de route. Pour n’en citer qu’une, l’ahurissante Lost, rappelons qu’elle fut vendue en son temps comme un croisement du Prisonnier et du reality-show Survivor…
La machine J.J. Abrams a connu des débuts cinématographiques difficiles : son Mission : Impossible III, pas très bien compris à sa sortie, recèle pourtant de beaux moments. Mais derrière Cloverfield (qu’il a produit et dont il a confié la réalisation à l’un de ses amis d’enfance, Matt Reeves) et Star Trek, on retrouve cette même ambition : s’approprier des genres, des œuvres qui l’ont construit en tant que cinéaste, pour mieux les déconstruire, les réinventer et les projeter dans le cinéma de demain. Pourtant (et Super 8 le prouve avec brio), Abrams n’est pas juste un nerd retranché dans son laboratoire. Derrière l’hommage à tonton Spielberg, au-delà du regard émerveillé que le bambin J.J. posait jadis sur les productions Amblin qui l’ont nourri (lui, et les millions de gosses biberonnés au cinéma familial du Hollywood des années 1980), Abrams est, aussi, un conteur hors-pair, fantastique enchanteur désenchanté qui sait combien le rêve et l’imaginaire peuvent sécher les larmes qui coulent sur les joues des enfants perdus.
Il y a, dans Super 8, plusieurs scènes bouleversantes. L’une d’entre elles montre le jeune héros du film, Joe, apprenti-maquilleur sur le film de zombies que son meilleur pote Charles tourne avec une caméra super‑8, terminant de maquiller l’héroïne de cette production amateur, Alice, dont il est secrètement amoureux. Truffaut le disait : « Le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes. » Alice est jolie, mais ce n’est pas encore une femme – même si, du haut de ses douze ans, elle conduit fort élégamment (et illégalement) la voiture de son père. Le maquillage que Joe lui dessine sur le visage n’est pas particulièrement joli (la jeune fille est transformée en mort-vivant), et pourtant… La scène illustre à merveille, en une poignée de secondes, les enjeux d’un désir de cinéma que l’on peut qualifier d’universel : transfigurer le réel, approcher l’intouchable (ici, la jeune fille désirée), séduire. Mais aussi d’autres enjeux, propres à Abrams : mettre en scène les souvenirs, vécus ou fantasmés, de sa propre enfance, et filmer ce qui a déjà été filmé ailleurs, d’une autre façon, cent ou mille fois, notamment dans l’œuvre de Spielberg à laquelle on ne peut que comparer Super 8, le fameux E.T. l’extra-terrestre. On y voyait Elliott, le petit héros du film, sauver les grenouilles de son cours de sciences naturelles d’une mort programmée, provoquer le chaos dans sa salle de classe et emballer la plus jolie fille de l’école, poussé par la magie de l’alien télépathe tout émoustillé par le film qu’il est en train de regarder à la télé. Si loin, si proche : là où Spielberg choisit un montage frénétique et un humour référentiel, Abrams, lui, dépouille la scène de tout effet, et l’on ne voit plus dans Super 8 que deux enfants sans mères, réunis par un chagrin inconsolable qu’abolit le 7e Art. Plus Joe en rajoute sur le visage d’Alice, plus la distance entre les deux jeunes héros diminue. La jeune fille laisse sur le cou de l’amoureux transi une trace de maquillage, témoin fugace de ce rapprochement inespéré. C’est là que le cinéma de J.J. Abrams dévoile son émouvante beauté : complexifié, transformé, détourné, il paraît transcendé, comme révélé à lui-même et aux autres (un art que Lost a poussé à la perfection).
Avec son pitch qui sent bon la madeleine de Proust pour les enfants des 80’s (dans une bourgade du fin fond des États-Unis, à la toute fin des années 1970, une bande de gosses tourne un film et saisit sur la pellicule super‑8, par hasard, un spectaculaire accident de train qui va semer le chaos), Super 8 charrie son lot de références spielbergiennes, évidentes et merveilleuses pour beaucoup (E.T., Les Goonies, Gremlins, Rencontres du 3e type, Les Dents de la mer, pour ne citer que ceux-là). Et ce, tant dans la forme (magie du hors-champ, faisceaux lumineux dans la nuit étoilée, pavillons de banlieue où pédalent frénétiquement des gamins rêveurs sur leurs BMX) que sur le fond (fascination pour l’Autre, regard mi-amusé, mi-terrorisé sur le monde des adultes, familles amputées – si chez Spielberg, les pères répondent aux abonnés absents, ce sont les mères qui font défaut dans l’œuvre d’Abrams). On retrouve chez les deux réalisateurs une maîtrise sidérante de la technique, des effets spéciaux, du découpage : le déraillement du train, l’attaque du car de militaires (qui rappelle un autre film de Spielberg, plus récent celui-ci : Jurassic Park – Le Monde perdu).
Mais l’émotion, elle, n’est pas la même. Souvent conspuée chez Spielberg, chez qui les larmes ont longtemps été soupçonnées d’être bassement mercantiles, alors qu’elles n’étaient au départ que maladroites, l’œuvre touchante d’un génie un peu gauche, elle est d’une étonnante maturité chez un cinéaste aussi jeune (cinématographiquement) qu’Abrams, qui a eu certes le temps de perfectionner l’art du mélo dans ses productions télé (sa première série, Felicity, charriait son lot de drames adolescents). Elle peut se résumer dans Super 8 à une autre scène, magnifique, à la toute fin du film. Joe, face au monstre lui aussi orphelin, le regarde s’éloigner, et soudain le collier porte-bonheur que l’enfant portait autour du cou, qui contenait le portrait de sa mère, est aimanté vers l’extra-terrestre. Il est temps de laisser partir le monstre et la douleur, et de se reconstruire. Pendant deux ou trois secondes, l’enfant et la bête sont liés par le manque : puis vient le temps des adieux silencieux, et de tourner la page. Abrams capte la fin de l’enfance, révélée quelques scènes plus tôt par une caméra super 8. La lanterne magique a accompli sa mission.