Armand, vendeur de matériel agricole quadragénaire, s’interroge sur l’évolution de son amoureux, et Guiraudie sur les moyens de concilier désir, engagement affectif et liberté, mais aussi sur sa place dans le cinéma français et sur son désir de filmer.
Après quoi Armand court-il ? Dans la forêt, dans les champs, à vélo, à travers de longs travellings latéraux, il semble fuir sa vie d’homosexuel des campagnes. La belle occasion de tout changer se présente en la personne de Curly, adolescente tombée brutalement amoureuse. La jeune fille s’emploie à faire renaître chez son partenaire la passion éteinte. Échanger son penchant pour les hommes mûrs contre un goût plus mainstream pour les jeunes filles : l’idée est séduisante pour l’homme qui, le temps passant, ne s’y retrouve plus dans son désir.
Et Guiraudie, dans tout ça, après quoi court-il ? « L’idée de changer de nature m’a traversé l’esprit tout au long de ma vie : fréquenter une jeune fille, avoir une vie de couple, comme tout le monde. Car on peut se lasser d’une certaine forme de marginalité », confie le cinéaste, qui ajoute : « Quand je vois Du soleil pour les gueux ou Pas de repos pour les braves au rayon gay de la Fnac, je trouve ça réducteur et très agaçant. » Alors le cinéaste mûr, ou plutôt aguerri, prend le pari osé de désirer filmer une jeune fille. S’il nous a plutôt habitué aux acteurs méconnus à tendance régionale, il a choisi ici non seulement une actrice célèbre, mais qui plus est, une sorte d’incarnation actuelle du désir dans le cinéma français. C’est peu de dire que c’est un défi de filmer un homme qui ne désire pas Hafsia Herzi, dont on a encore en mémoire l’époustouflante performance de danse du ventre dans La Graine et le mulet (2007) d’Abdellatif Kechiche. Le synopsis du Roi de l’évasion semble finalement résonner avec avec les propres questionnements du cinéaste : si on peut imaginer qu’Armand tombe amoureux de la jeune et appétissante Curly, on peut bien envisager que Guiraudie désire filmer une jeune fille.
Il faut dire que, tout en y étant absolument étrangère, Hafsia Herzi, avec sa vitalité et son fort accent, était peut-être la seule actrice française à pouvoir se fondre naturellement dans l’univers de Guiraudie qui filme ce qu’on ne voit pas d’habitude dans le cinéma français : les zones pavillonnaires, des personnages aux accents chantants, des tracteurs, la campagne habitée. À partir d’éléments du quotidien, Guiraudie fabrique des images, compose des cadres dont les fonds varient derrière les personnages : la forêt, des pots de géraniums, des machines agricoles jaunes et rouges, des volets verts. On reconnaît des détails précis du quotidien (le bruit électronique de la fermeture à distance d’une portière de voiture, une sonnerie de téléphone), mais les petits délinquants portent de chatoyantes tenues roses pâles, et les forêts d’apparence banale recèlent des champignons plus puissants que du Viagra. Sans crier gare, comme chez Luis Buñuel, le familier devient l’étrange. La musique insiste sur cette tonalité qui décale sans cesse le ton du film, du réalisme vers l’onirisme, du récit vers le conte. Le Roi de l’évasion s’amuse à envisager les frontières de la normalité, de la morale, de la liberté individuelle au point que le seul personnage qui parle sans accent prend tout de suite un air plus que machiavélique, et semble tout droit sorti de Lost Highway de David Lynch.
« Quel drôle de chemin il m’aura fallu pour arriver jusqu’à toi », disait Michel à Jeanne à la fin de Pickpocket de Bresson, cinéaste qui, par excellence, aimait à filmer les jeunes filles. Armand pourrait reprendre à son compte ces quelques mots. Le détour par l’histoire d’amour conventionnelle le ramène tout naturellement à la reconnaissance de son désir initial. Et Guiraudie, en véritable double de son personnage, effectue le même trajet : après avoir magnifiquement filmé le corps d’Hafsia Herzi et ses étreintes avec Armand dans les champs, il réussit à faire ce plan plus émouvant encore sur les ventres rebondis des deux amants masculins couchés côte à côte après l’amour. À travers cette recherche, c’est son propre désir de filmer que Guiraudie cherche et trouve avec bonheur.