La dernière – et seule – fois que Woody Allen a posé sa caméra à Paris, il s’envolait dans les airs pour une exquise valse sur les bords de la Seine avec Goldie Hawn. C’était en 1996, pour Tout le monde dit I Love You, l’une de ces fantaisies acides et sucrées dont le cinéaste new-yorkais a le secret, saupoudrant de temps à autre sa filmographie de ces comédies farfelues où le fantastique vient bousculer avec bonheur le morne quotidien de ses héros. C’est Mia Farrow traversant l’écran de cinéma pour y retrouver ses vedettes dans La Rose pourpre du Caire ; c’est la même Mia, encore, en Alice passant de l’autre côté du miroir grâce aux herbes folles d’un boutiquier de Chinatown ; c’est aussi le chœur antique de Maudite Aphrodite ou le bateau charriant les morts dans Scoop. Dans Minuit à Paris, intégralement tourné (avec force battage médiatique) dans les rues de la capitale française, un aspirant écrivain américain (Owen Wilson) se retrouve chaque soir, quand sonnent les douze coups de minuit, embarqué malgré lui dans le Paris des années 1920, aux côtés de Hemingway, de Picasso ou encore de Dalí ; d’abord éberlué, il se prend au jeu de ce fantasme intellectuel où chacune de ses idoles vient à le conseiller sur sa prose et sa vie amoureuse, et tombe sous le charme d’une énigmatique muse (Marion Cotillard).
C’est que l’écrivaillon en question mène une triste vie de couple avec une insupportable pétasse (Rachel McAdams), qu’il doit épouser. Les deux fiancés sont tellement mal assortis qu’on ne donne pas cher de la longévité de leur idylle, d’autant que le voyage romantique est d’abord plombé par la présence des parents de la demoiselle, infâmes membres du Tea Party, puis par un couple d’amis mené par un pédant professeur (Michael Sheen) qui étale son savoir avec une arrogance crasse, comme pour mieux humilier notre héros. Dans ce premier quart d’heure, entre accumulation exagérée de plans sur un Paris qui n’existe que pour les riches touristes qui peuplent le film, et peinture grinçante de l’insupportable vanité des ultra-privilégiés, s’installe une ambiance intrigante et inconfortable, où l’on ne sait pas bien où Woody Allen veut en venir. Du conservatisme facho des Républicains à la molle ironie de notre héros Démocrate, en vadrouille dans une ville-musée qu’ils arpentent comme un Disneyland de luxe où le guide a les traits de Carla Bruni (dont le rôle est si insignifiant qu’il n’y a vraiment pas de quoi en faire un foin), le cinéaste s’engage sur un terrain que l’on est curieux d’explorer avec lui.
L’enchantement de la bascule de notre héros dans les Années folles s’accompagne d’une vision fantasmée d’un Paris beau comme un décor de cinéma, somptueusement éclairé par le chef op’ Darius Khondji, où batifolent F. Scott et Zelda Fitzgerald sur les airs composés et chantés par Cole Porter lui-même. La nostalgie fonctionne à pleins tubes mais, une fois le charme des premières minutes évaporé, le voyage dans le temps tourne à vide, comme une déambulation dans le musée Grévin où le jeu des ressemblances entre copie et original n’est guère suffisant pour masquer la vacuité de la démarche. Au terme d’une heure et demie d’allers-retours temporels et d’imitations plus ou moins grotesques par des acteurs venus pour rajouter le nom de Woody Allen dans leur filmo (la Palme du pire revenant sans conteste à Adrien Brody en Dalí de supermarché), le cinéaste nous sert une morale paresseuse, convenue et hypocrite, selon laquelle il faut profiter du présent qui nous semble toujours moins bien que ce passé sur lequel on fantasme sans l’avoir jamais connu… Du coup, Woody prête le flanc aux critiques les plus virulentes en plongeant la tête la première dans les pires clichés, cumulant les jeux de mots entendus avec force clins d’œil comme dans une version lettrée des Grosses Têtes. On le préfère quand il assume son goût des choses passées et mortes, qu’il réactive avec panache sans être dupe de leur parfum suranné. Ici, la débauche de moyens, assez rare dans la filmographie du cinéaste, semble évacuer tout sens, et les gesticulations d’Owen Wilson et son ingrate compagne dans le présent en pâtissent tout autant, réduites à des scènes d’hystérie où les dialogues font un peu mal aux oreilles, tant ils semblent avoir été écrits par un scribouillard déboussolé… Les portes claquent, Marion Cotillard minaude comme elle peut et Minuit à Paris se termine avec la triste impression qu’une autre promenade parisienne aurait été possible : sur le visage de la douce Léa Seydoux, second rôle qui illumine chacune de ses scènes, l’on devine que Woody Allen peut encore filmer les jeunes filles comme il sublimait jadis Mariel Hemingway dans Manhattan. En espérant que cette escapade française ne deviendra, avec le temps, qu’un mauvais souvenir de voyage…