La saga 007 commençait à sérieusement s’essouffler à force de miser sur des situations improbables et sur un Pierce Brosnan plus lisse qu’une Aston Martin. Mais l’heureux événement qui nous est offert par la sortie du 21ème film de la série ne peut que réjouir tant celui-ci s’accorde à charmer les spectateurs les plus insensibles aux aventures du célèbre agent secret. Sorte d’antépisode (prequel en anglais), Casino Royale suit les débuts d’un jeune James Bond fougueux et ténébreux, incarné par un Daniel Craig (Munich, Les Sentiers de la perdition) aux allures de rugbyman, blond de surcroît.
Situé de nos jours, le récit nous entraine dans la première mission de James Bond qui doit déjouer les plans d’une organisation terroriste. Pour stopper leurs opérations, Bond est chargé de battre le vilain Le Chiffre, joueur habile aux larmes de sang. Jusqu’ici rien de bien palpitant. Arrive Vesper Lynd (la sensuelle Eva Green), de la trésorerie britannique. La romance est inévitable, en dépit de ce qui les sépare. Car ce Bond-là est plus enclin à déformer la carrosserie d’une Jaguar à coups de Range Rover qu’à vouloir s’escrimer avec Madonna (Meurs un autre jour).
Une telle violence dans un James Bond n’avait pas éclaté depuis Permis de tuer. Le sang, dans Casino Royale, est indélébile. Il faut alors changer régulièrement de vêtements, se débarbouiller dans les salles de bains aseptisées des hôtels, se doucher en tenue de soirée afin d’effacer toute trace de barbarie et réintégrer le corps social, les cicatrices enfouies sous le smoking, la douleur masquée par un sourire. Cette aliénation culmine en la culpabilité meurtrière de Vesper Lynd qui s’identifie à Lady Macbeth (en témoigne une citation à peine déguisée : « C’est comme si j’avais du sang sur les mains et que cela ne partait pas ») dans une scène ou sa solitude est comme surlignée par la compréhension de Bond. En guise de cri désespéré, Lynd ne cesse de pointer l’égocentrisme de Bond, cette tendance à vouloir apparaître dans chaque plan du film. Jalouse, elle implore le cinéma de lui donner la chance de pouvoir exposer son histoire à elle, d’avoir droit à son propre corpus d’images. Au lieu de cela, elle est bel et bien la muse (Vesper serait un archaïsme de Vénus) du monde glacé de James Bond.
Le final déchirant (impossible de ne pas penser à Blow Out) porte en son sein le traumatisme qui fera de Bond la figure déshumanisée des épisodes antérieurs. L’écroulement de la baraque vénitienne et ce qui s’en suit annonce ici la fin d’une conception classique du romantisme pour Bond. En outre, l’assassinat et l’objectif de la mission sont autant d’étapes qui constituent la destruction d’un individu aussi bien que la création d’un personnage. On passe ainsi d’une introduction en noir et blanc où l’agent secret verse une larme une fois sa tâche accomplie à un dernier plan où « Bond, James Bond » ne signifie plus que la programmation d’une tuerie.