Premier plan : Jeanne Balibar entre sur scène, chante, puis sort de scène. C’est ni plus ni moins la préfiguration d’un film sur une chanteuse, sur sa musique. Pedro Costa n’a rien changé et pourtant Ne change rien est différent. L’aphorisme godardien « Ne change rien pour que tout soit différent » (ou bressonien : « Sans rien changer, que tout soit différent ») se vérifie là, étrangement. C’est de la magie noire.
Les présents de l’œil
Le premier plan du film est une nuit étoilée par une dizaine de projecteurs. Les points de lumière parsèment le haut du cadre et surplombent une scène où Jeanne Balibar se tient en plein centre ; d’une solide verticalité elle chante Torture. On devine plus qu’on ne voit. Tout est fixe ou presque : les baguettes du batteur s’agitent et laissent apercevoir des vifs scintillements. Car c’est ce que le film nous donnera à voir : l’émerveillement du détail à l’instar des feuilles qui frémissaient au fond du cadre des frères Lumière. Ne change rien, comme le cinéma de Pedro Costa, est le retour aux sources du regard, c’est la découverte et l’étonnement qui renaissent. Le film est précieux pour son attention divine apportée aux ombres, aux lumières, aux reflets, une enivrante incantation qui rend au monde toute son épaisseur, sa splendeur. Ne change rien est aussi un film d’accords. Les accords au sens musical en premier lieu ; on les cherche, on les répète, on les entremêle et on les livre sur scène. Puis il s’agit d’accorder les êtres, les objets. « Il faut que les personnes et les objets de ton film marchent du même pas, en compagnons », écrivait Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Ainsi le micro d’enregistrement fièrement tendu en haut de son pied trouve sa place au centre du cadre à l’instar de la source sonore recentrée (la voix de Balibar semble partir du milieu de l’image et s’éclate vers les bords), la bouteille d’eau frappée en rythme cadence l’extrémité du manche de la guitare se balançant. Un plan merveilleux par son alchimie disperse ses trois personnages aux divers bords du cadre – l’enregistrement de Ton diable – et les regards entre eux deviennent les moteurs créatifs en marche. Ils sont effectivement des compagnons qui créent côte à côte, unis. S’accorder c’est enfin s’offrir à la caméra, au cinéaste. Aussi le film porte cette idée du cinéma qui est une folie : sans scénario, se terrer dans un coin de la pièce et filmer le réel offert, le tailler comme on taille la pierre. Avancer dans la pénombre, en faire donc le cœur du film. Pedro Costa tire ses plans aux marges du crépuscule, du réel, se soucie des chemins, des pas : le film ne sait pas où il va au tournage et il arrive sur les écrans incroyablement solide, où chaque plan est un bloc massif. Une rare évidence surgit : rien, décidément, n’est en trop.
Hors-champs, hors-temps
Jeanne Balibar est en plein exercice de chant lyrique face à une voix qui restera off, celle de son professeur qui ne laisse aucun répit à la chanteuse : on mesure l’exigence de cette femme hors champ au timbre de sa voix armée, solide, à son rigoureux vocabulaire. Jusque dans son émotion elle choisit ses mots avec une implacable précision : « Je signale que je suis contente. » Suscitées par son intransigeance, les réactions de Jeanne Balibar engendrent une force comique qui vient questionner la résistance de cette dernière : pliera-t-elle ou non ? Ses signes d’agacement répétés témoignent aussi de l’incroyable épreuve physique que constitue le chant. Le visage se crispe, se relâche, l’air circule dans la gorge, monte jusqu’au crâne… Pedro Costa donne le temps au spectateur de voir, de pénétrer. La question de la durée des plans ne se pose plus en terme de longueur, de secondes ou de minutes, elle devient l’évidence même d’une totalité ou d’une amplification par l’attention portée à la préciosité du temps. C’est-à-dire que soit on assiste à l’intégralité de la chanson (concerts notamment), soit on perçoit ce que le cinéaste nous donne à voir : l’élargissement des confrontations, des solitudes, des solidarités, des silences, des excentricités. Les plans ne sont plus longs, ils sont larges. Chaque plan du film tient son acmé et puis tout autour ses variations, ses remous (ainsi même le plan le plus bref sur le chat tient son apogée lorsque s’ouvrent ses yeux barrés par un trait d’ombre, son regard puisant toute sa magie dans la force du gros plan). Le film dépasse le simple état de document sur le travail, sur la musique qui se joue : il manifeste un frottement entre la fiction et le documentaire. Cet empiètement de l’un sur l’autre ne permet jamais pourtant de proclamer sa victoire (ce qui serait vain), mais ce glissement opère avec tant de force, tant de vigueur. Il est d’une rareté folle. Ainsi une histoire se tisse, Jeanne Balibar devient un personnage de fiction protéiforme : elle est spectre, fille convoitée puis dame redoutée et celle qui apaise ses troupes. La création d’un espace hors du temps s’élabore avec cette incroyable capacité du cinéaste à édifier un royaume de crépuscule, ni diurne ni nocturne donc, y tracer un itinéraire ensorcelé. Ne change rien est une parenthèse enchantée, il est un monde qui sème ses enchantements bien après la salle, pour peu qu’on soit happé par la quasi-naïveté de l’expérience. C’est dans ce retour à l’émerveillement que le cinéma de Philippe Garrel rôde.
Travail au noir
Pedro Costa le dit lui-même, il n’est pas fait pour filmer les paysages et se voit plus à l’aise dans une pièce, dans un couloir. Il fore alors ses personnages dans une composition de cadre qui n’exclue jamais un puissant héritage pictural. La filiation avec Le Caravage, De La Tour ou Rembrandt est indéniable : le clair-obscur surgit et façonne le visage de Jeanne Balibar. C’est aussi avec Eugène Carrière, étonnamment, qu’une forte résonance persiste. Ce peintre qui n’a d’ailleurs jamais peint de ciel et dont la toile titrée « Intimité » pourrait constituer la quintessence artistique (celle de Costa ?). Avec ce film, on retrouve puissamment Carrière dans le plan où Jeanne Balibar chante Ne change rien : son visage baigne dans les nimbes brumeuses que tracent les rayons diffus des projecteurs dans le nuage de fumée de cigarettes qui rôde autour de la chanteuse – devenue une statue mouvante elle s’élève avec la musique. Pedro Costa traque la grâce à chaque plan. Il faut voir ce visage merveilleux de Jeanne Balibar qui se métamorphose, les nerfs de plus en plus visibles, le philtrum se dessine à la lumière, le cou devient vigoureux, énergique. Tout le film est sous-tendu par un combat entre la lumière et l’obscurité, chaque plan est une lutte formelle qui laisse entrevoir les conquêtes de territoire de l’une sur l’autre et inversement. Résonne ce lumineux dernier plan en écho à celui, inaugural, qui était une vertigineuse plongée dans le noir. On reste sur Jeanne Balibar en plein doute, dans un appel timide au secours à Rodolphe Burger : « C’était bien ? », et lui d’acquiescer. Un film sur le travail ne peut pas éviter le doute, dans sa création certainement autant que dans sa ligne de mire. Et c’est la promesse d’une exigence renouvelée pour le cinéaste portugais : rien n’est jamais acquis, jamais.