Découvrir Ventura (anciennement baptisé Cavalo Dinheiro, dont la sortie était attendue depuis 2014) après Vitalina Varela est une expérience troublante. D’abord parce que d’un film à l’autre se répète une même rencontre, entre deux Capverdiens jouant leurs propres rôles ; ensuite parce qu’ils résonnent formellement, voire parfois se confondent. Née de l’inversion des sorties, cette impression d’assister à un film alternatif est d’autant plus forte que Vitalina apparaît ici à la manière d’un fantôme, marchant à pas feutrés dans un passage à moitié éclairé, comme une émanation venue d’une dimension parallèle. On comprend bien, devant Ventura, pourquoi Costa a fini par lui consacrer un long-métrage entier : Vitalina crève l’écran. Elle est cet « oiseau noir posé sur le toit » qu’évoque à son médecin l’affaibli Ventura, homme hanté par un traumatisme qui gangrène son corps désormais tremblotant. Dans un tout autre registre que celui de Vitalina, phare ténébreux qui murmure en se tenant droit au-dessus des ténèbres, Ventura (déjà au cœur d’En avant, jeunesse !) se couche, se tord, se recroqueville. C’est ce qu’annonçait discrètement l’un des premiers plans, après la série de photographies de Jacob Riis qui ouvrent le film : le Portrait de Noir attribué à Géricault (1814) est illuminé de travers, comme s’il fallait regarder de biais cette figure pour mieux la comprendre.
Difficile de résumer un film constitué, encore plus que sa fausse suite, de séquences ne suivant pas de cap clairement défini (« tu n’as pas d’horizon », dit-on à Ventura). Sibyllin, le récit organise des allers et retours entre le présent, où Ventura erre dans un hôpital dans lequel sont réunis les laissés-pour-compte de la périphérie lisboète, et le passé, celui des souvenirs du personnage, où l’on devine l’origine de son traumatisme (un matraquage fasciste en pleine révolution des Œillets) au gré de déambulations souterraines et nocturnes. Si Ventura semble pris au piège d’une geôle éternelle, passant son temps à « parler aux murs », le film est toutefois plus ouvert et tortueux que Vitalina Varela, plus inégal, aussi, en empruntant des chemins de traverse parfois surprenants (comme cette séquence musicale qui présente plusieurs habitants du quartier de Fontainhas dans une série de tableaux vivants). Alors que Vitalina se confrontait à l’obscurité pour marcher vers la lumière, la trajectoire de Ventura s’avère de son côté plus retorse, puisqu’il finit souvent par se tenir à l’intersection de la lumière et des ténèbres. De nombreuses scènes en attestent : dans un caveau strié de zones d’ombre et de lumière, le vieil homme vient s’asseoir sur la ligne séparant la clarté de l’obscurité ; plus tard, au sortir de l’hôpital, il s’arrête à un endroit éclairé aux côtés de son médecin, puis retourne dans les ténèbres pour n’être plus, dans le dernier plan, qu’un sombre reflet sur la vitrine d’une coutellerie.
Diamant noir
Des silhouettes illuminées dans un monde obscur : c’est ainsi que l’on pourrait résumer la « forme Costa », encore une fois riche, dans les recoins de ses labyrinthes nébuleux, de petites épiphanies plastiques. Citons par exemple ce plan dans lequel, par un jeu d’ombre et de lumière, le neveu de Ventura, Benvindo, apparaît avec des ailes d’ange sur son dos, ou encore cette séquence centrale dans laquelle Vitalina s’adresse, pour la dernière fois du film, à Ventura. Dans cette scène magnifique, Ventura livre à la veuve endeuillée une lettre signée de son défunt mari. Lisant le manuscrit en silence, elle se lève puis s’approche d’une porte dont la vitre, opaque, laisse passer un peu de lumière. Survient alors l’un des rares mouvements d’appareil du film : une fois la porte ouverte, la caméra glisse de Vitalina à Ventura par l’intermédiaire d’un panoramique. Tandis qu’elle fait un pas vers la lumière, préfigurant la trajectoire de son futur film, lui reste assis dans le couloir, à moitié dans la pénombre. On le devine : l’ancien manœuvrier préfère les interstices et les lieux de passage, tel cet ascenseur dans l’hôpital où prend place une longue scène dialoguée. Entre deux étages, à mi-chemin entre la surface et les souterrains, Ventura règle ses comptes avec les fantômes de son histoire. Cette séquence étirée pose un cadre et permet à ce dernier, statufié par la mise en scène, de s’exprimer plus directement, mais on peut regretter qu’elle mette aussi à plat les différents thèmes du film : la violence des luttes, la promesse désespérée d’une révolution, le poids de la rancœur et surtout l’injustice. « Un jour viendra où nous accepterons toutes ces souffrances. Il n’y aura plus ni peur ni mystère » clame, aux côtés du vieil homme, la statue d’un soldat. De la peur et du mystère : voilà ce que sécrète à son meilleur Ventura, film dont la beauté vénéneuse étend encore davantage le dédale d’images et de figures mémorables bâti par Pedro Costa.