Voilà Dominique Auvray, Pedro Costa, Jean-Charles Fitoussi, Alexandra Mélot, Andreï Schtakleff et Jean-Marie Straub réunis autour d’un thème, le travail du cinéma, pour un sextuor où chaque soliste s’attache à suivre scrupuleusement une partition personnelle. Exposant tour à tour leur anti-méthode, peu adeptes, et à raison, des grandes formules, ces différents acteurs du cinéma (plusieurs cinéastes, une monteuse et une productrice) nous offrent des bribes de ce qui peut s’apparenter à des théories intimes.
Le point de départ permanent
Et avant même que tous ces dires ne soient fossilisés en trucs et astuces, il faut rappeler, inlassablement, que les principes ad hoc des différentes intervenants ne sont que les restes de pratiques anciennes, qui appartiennent à présent autant à leurs auteurs qu’à un passé inconnaissable. Il serait tentant d’extraire de ce livre quelques citations et de les placer au-dessus de nos tables de montage pour les appliquer soigneusement. Et cela d’autant plus que les sentences prononcées ont la force du vécu, cet argument d’autorité plus puissant qu’un raisonnement. Ainsi, à lire la monteuse Dominique Auvray, l’on se surprend à vouloir prendre avec soi quelques-unes de ses phrases comme autant de recommandations esthétiques : « quand il y a trop de choses fortes, elles s’annulent. Il faut garder les entre-deux, ce qui est plus pastel, moins évident. » Et nous ferions alors l’erreur que plusieurs générations ont faite avec les Notes sur le cinématographe de Bresson. En réalité, ce qui vaut dans les paroles rassemblées par Dominique Villain, la seule chose exportable, ce sont essentiellement des questionnements. Un grand cinéaste, ça ne trouve rien, ça cherche. Et c’est sur cette base que ce petit livre, sauf lorsqu’il invoque le « hasard » tel un deus ex machina, nous parle vraiment de création.
D’entrée, Dominique Villain dit vouloir s’attacher à saisir le « comment », non le pourquoi des films, leur processus de création, non leurs explications. Et l’on sent bien, au fil des pages, que la création véritable n’a pas à se justifier. Encore une fois, un bon film pratique l’autofondation (voir la critique du film Leviathan à Belfort). On imagine aussi mal Jean-Marie Straub dans une séance de speed-dating, ces infâmes exercices de rhétoriques où un réalisateur n’a devant lui que quelques minutes pour convaincre (mais de quoi ?) un potentiel producteur ; on voit mal comment capturer l’essentiel de Sicilia ! Si Gira de Fitoussi en s’amusant à le « pitcher ». Ici, nous ne sommes pas dans ce faux-monnayage. Pour l’ensemble de ces cinéastes, il ne peut exister qu’une seule chose : la création continue. Un désir s’élance à partir d’un matériau qui ressemble de près ou de loin à une idée, un rêve, une photo, un article, une révolte, une image. Une fois lancé, ce désir retravaille et malaxe en permanence. S’il est une origine de l’œuvre d’art, il faudrait donc plutôt l’appeler le « point de départ permanent ». Du film, Pedro Costa dit ainsi cette chose lumineuse : « il faut le penser et le faire en même temps. » Adieu sacro-sainte et tellement abstraite tripartition penser-tourner-monter ; Adieu vieilles méthodes d’organisation et de production : Rouch, Straub, Godard, Warhol, Rohmer et quelques autres, nous ont montré les chemins que les nouvelles technologies d’aujourd’hui nous permettent d’arpenter plus sereinement.
Qu’est-ce qu’un problème de cinéaste ?
Les chemins : le pluriel est si fondamental que le singulier du titre (Le Travail…) sonne bien étrangement pour un livre dont l’unique souci semble être de nous donner le sentiment d’une pluralité de méthodes et de parcours irréductibles les uns aux autres. S’il est une dynamique féconde du livre de Dominique Villain, c’est bien cette tension du singulier et du pluriel : d’un côté, le titre nous invite à penser qu’il existerait une activité propre au cinéma, enclenchée toujours, quoique plus ou moins différemment, chez tous les cinéastes qui se posent des questions de cinéastes ; d’un autre, à lire les différentes interventions, nous sommes tentés d’admettre une pluralité de manières dont la validité ne peut excéder leur champ d’invention, comme si un problème de cinéma n’existait pas en dehors du contexte concret qui l’a vu naître. Et ce ne sont pas les participants qui diront le contraire, Straub comme Costa nous invitant (le plus souvent d’ailleurs à leur insu) à conclure à un relativisme méthodique : « à chaque cinéaste selon sa méthode », quand ce n’est pas « à chaque plan, sa méthode » semble suggérer ce petit livre passionnant.
De ce point de vue, un problème de cinéaste, c’est une chose extraordinairement concrète, une situation inexorablement pétrie de contingences matérielles avec laquelle l’intention créatrice se doit de négocier. Si l’on devait formaliser logiquement ce que serait un problème de tournage, on pourrait très bien se référer à l’énoncé suivant de Pedro Costa : « la lumière existe, le soleil est là, mais comment vais-je l’apporter chez Vanda à travers une toute petite fenêtre ? Je ne cherchais pas à créer une lumière originale ou picturale, mais je me demandais comment j’allais la faire entrer dans cette boîte qu’était la chambre. » Toujours à partir des mots de Costa, un problème de montage pourrait se formaliser ainsi : « D’un côté, un acteur a un nez comme ça, l’autre bave, la caméra tremble, la lumière est un peu moche, etc. donc il faut couper. D’un autre côté, souvent, on a un texte impeccablement dit, une action exquise, un geste surprenant et formidable, une violence réussie, alors on coupe quand la tension tombe, sauf si l’on veut garder la retombée pour une autre raison. »
Dominique Auvray, monteuse qui a travaillé, excusez du peu, avec Claire Denis, Pedro Costa, Marguerite Duras, Philippe Garrel, Wim Wenders, etc., a cette remarque qui peut être rapprochée de celle de Costa : « Quand on tourne, il faut visualiser, intérioriser l’image qu’on cherche. Découper par rapport à un lieu et non pas découper dans l’absolu. Faire travailler les acteurs : s’il faut éplucher des carottes et si la fille n’a jamais épluché une carotte de sa vie, qu’elle fasse un stage d’épluchage de carottes (…). Cela peut sembler trivial, mais le cinéma, c’est hyper-trivial. » C’est cette trivialité qui explique qu’un problème de cinéaste n’est pas exportable et valable dans n’importe quel contexte. Mieux, il est précisément ce contexte, i.e. une situation où l’ensemble des paramètres choisis ne pourra jamais être également maîtrisable.
Ce mélange de nécessité et de nécessité
Et c’est à partir de nombreuses considérations fascinantes, toujours en prise avec le travail concret du cinéma, que le livre de Villain fait un saut qui nous paraît aussi injustifiable qu’inutile. De l’existence d’une multitude de paramètres, Villain autant que certains des intervenants semblent en permanence portés à conclure à l’existence d’une force toute-puissance, celle du hasard. De sorte qu’un présupposé commode finit par s’installer dans les discussions, l’idée que le travail du cinéma serait un mélange de nécessité et de hasard.
C’est que, dans le livre de Dominique Villain, il y a deux choses : un sur-thème (sorte de vaste catégorie sous laquelle on décide de ranger les différents ensembles articulés ; ici, cette notion, inspirée du travail des rêves de Freud, de travail du cinéma) et un per-thème, une orientation qui, sans être explicitement définie, traverse, et relie en les perçant, la totalité des ensembles, comme un fil qui tantôt apparaît tantôt disparaît sur la surface de ce dont il assure discrètement la tenue. Ce per-thème, annoncé au début du livre et qui revient discrètement, c’est justement le hasard.
Dès la présentation du livre, le lecteur ressent que Dominique Villain tient à entrelacer travail et hasard dans un même mouvement : « En quoi consiste donc ce travail si particulier, qui se nourrit d’attentes et joue avec les hasards ? À oublier les intentions, à tous les niveaux. Savoir attendre l’inattendu. Se donner plusieurs coups de dés » annonçait Dominique Villain dans sa présentation. Plus loin, c’est Straub qui fait renaître cette idée : « ce que la grâce de Dieu nous a offert, ou les plus beaux cadeaux, viennent du hasard. Quand quelque chose est préparé, travaillé, terminé, et qu’on n’y touche plus, c’est là qu’intervient le hasard. Ce qui fait le grand art, à part un travail impitoyable avec soi-même et avec la matière, c’est le hasard (…). Dans une œuvre d’art, la vie vient du hasard, même si beaucoup d’artistes le nient. » Or, invoquer le hasard pour parler du travail du cinéma, c’est comme invoquer Dieu pour formuler des problèmes de physique : c’est clore le débat.
Bien sûr, le hasard est une notion séduisante. C’est un mot qui porte toujours en lui ce « je ne sais quoi » mignon de relent poétique qui le rend aussi mystérieux et attirant en conférence que creux et inutile lorsqu’il s’agit d’en tirer quoique ce soit de précis. Et à bien y regarder, parler de hasard n’est en soi pas plus poétique que les énoncés « une baguette bien cuite » ou « mon chien qui dort ». Placer, comme le fait Fitoussi, toute son œuvre à venir, sous l’appellation « Le Château de hasard », produit forcément son petit effet mais est le contraire d’une direction pour l’art et la pensée. L’idée de Fitoussi selon laquelle le travail du cinéaste est d’être « un récepteur, un récupérateur de hasards qui revendiquerait la création lors de la phase du montage » nous donne l’image d’un travailleur bien étrange, un jouet du sort métamorphosé en démiurge seulement lors de la dernière phase du travail, quand bien même tout chez Fitoussi arbore, de ses cadrages aux choix des espaces, le caractère intentionnel et organisé d’un tournage.
Il est un peu dommageable que le per-thème du hasard dans le livre de Villain parasite le sur-thème du travail, jusqu’à en court-circuiter de temps en temps de bien beaux développements. Ailleurs qu’en une métaphysique capable d’en faire autre chose qu’un mur sur lequel butterait immanquablement l’effort humain de compréhension, le hasard est une notion contre laquelle il faut s’insurger dès lors que, comme nous y invite la présentation de Dominique Villain, l’on se propose de penser, concrètement et rigoureusement, ce que fait le cinéma. Penser sa fabrication et son action exige plutôt de prendre à bras le corps non un mélange de nécessité et de hasard, mais un mélange de nécessité et de nécessité, soit ces fameuses « constantes » dont parlait Villain dès le début du livre.
Il y aurait bien d’autres vieilles lunes à décocher dans le livre de Villain. Juste derrière l’appel au hasard, on retrouve par exemple la comparaison lassante du cinéaste à l’artisan : « ce n’est pas une question d’ambition, mais d’exaltation, d’espoir et de désir. De métier, d’artisanat, si vous voulez » dit Pedro Costa, manière de faire disparaître la spécificité d’une activité sous le nom d’une autre. Il faudrait être enfin clair sur le fait que l’art ne pourra jamais être mis sur le même plan que l’artisanat (cette idée célinienne, pétrie de fausse modestie, selon laquelle l’œuvre n’est rien d’autre qu’un petit objet que l’artiste « fignole ») pour la simple et bonne raison que l’artisan produit des objets matériels à usage technique, tandis que l’art fabrique des systèmes symboliques capables d’offrir des représentations du monde. Une fois admise cette distinction, la tâche des artistes n’est pas d’essayer de rabattre leur rôle sur un autre mais d’assumer leur fonction qui est de produire toujours plus de compréhension. Un artiste est bien sûr un travailleur ; mais il ne travaille que dans la mesure où une pensée le travaille, une pensée qu’il pense concerner non son monde propre mais la société dans son ensemble. Un artiste n’est pas l’agent-maillon d’une force supérieure mais, plus simplement, un homme poursuivi par des idées qui le dépassent.
L’essentiel dans les détails
Fort heureusement, les intervenants montrent en permanence qu’ils ont bien plus à offrir que de simples généralités : tous, chacun différemment, se montrent au fil des pages riches en détails, ces mêmes détails à partir desquels un homme comme Arasse pensait pouvoir reconstruire une vision neuve de la peinture, ces mêmes éléments, au départ insignifiants, que posent les logiciens pour y refondre les systèmes anciens.
Il y a en effet énormément de petites choses intéressantes à glaner dans ces différentes paroles en mouvement. C’est qu’il s’agit d’artistes à qui l’on a donné le temps de pouvoir raconter leurs vies antérieures, le tissu de choix (ce qu’ils ont négocié, ce qu’ils ont su imposer, ce qu’ils ont refusé) dont est faite leur existence. Pedro Costa retrouve l’intuition des plus grands, de Godard et des Straub (mais n’est-ce pas aussi Tarkovski qui pousse ici un peu en lui ?) lorsqu’il dit admirer l’idée selon laquelle le cinéma est une « expérience de vie cinématographique ». Le cinéma ne serait pas seulement une pratique bien spécifique (pour faire vite, le fait de penser-tourner-monter) mais un modèle de vie dont le rythme vient se trouver comme se perdre à partir d’une ligne tracée par une pensée. Or cette pensée ne peut, en aucun cas, être dissociée de la pratique dans laquelle elle s’invente : « Il est aussi excitant de penser un film que de le faire, il faut le penser et le faire en même temps, et ça, je le vois disparaître de la tête et du cœur des jeunes. De plus en plus, je ne vois que des petites idées, techniques, formelles, scénaristiques ou n’importe quoi. L’artifice qui veut se faire vraisemblant [sic], ça pue, ça se sent et ça se voit sur un film. Avant, il y avait une pensée qui accompagnait une pratique, une pensée diffuse, pas forcément structurée. » Contre toute standardisation, chacun des intervenants s’attache à décrire quelques-unes des bribes de leur « anti-système ». Le cinéma a eu besoin du luxe pour se convaincre de sa propre noblesse, alors que c’était dans sa simplicité, sa possible austérité de petit commerce, que se trouvait depuis toujours son devenir artistique. C’est dans cette profusion de détails, éléments précis de nouveaux modes de production et d’organisation, que le livre de Villain trouve sa force et sa justification. Il serait bien vain de recopier un par un ces détails : ils y sont parfaitement décrits dans le livre. Heureuse nouvelle : ce volume n’est que le premier d’une série qui en comportera trois autres.