Le Festival international du film de La-Roche-Sur-Yon a soufflé sa dixième bougie avec une sélection panachant comme à l’accoutumée films d’auteurs bien identifiés et signatures plus confidentielles. Si la plupart des têtes d’affiche trouveront bientôt le chemin des salles (à l’instar du J’accuse de Roman Polanski), il n’est pas assuré que certaines des propositions les plus singulières de cette édition connaissent le même destin. C’est le cas notamment d’un documentaire hanté, d’une comédie espagnole où brille une actrice encore inconnue, ou encore du Grand prix du jury, Vitalina Varela de Pedro Costa.
Figurer l’infigurable
Arguments, le nouveau documentaire d’Olivier Zabat, s’intéresse à une petite communauté « d’entendeurs de voix », c’est-à-dire des hommes et femmes vivant quotidiennement avec des voix, dont la majorité se révèle ici hostile et véhémente. Si pour la plupart des protagonistes le phénomène semble trouver racine dans une expérience traumatique, les entendeurs rejettent toutefois sa classification automatique en maladie mentale. À rebours de la psychanalyse, vis-à-vis de laquelle les personnages expriment leur défiance, le travail des entendeurs n’implique pas une thérapie individuelle et un traitement médicamenteux, mais bien plutôt d’apprendre à vivre avec ces manifestations intérieures, via des exercices collectifs et surtout la construction d’un dialogue avec les voix. Le film pose dès lors par le biais de cette étude de groupe un passionnant problème de mise en scène, en cela que les entendeurs dissocient, du moins en partie, les voix d’eux-mêmes et cherchent un moyen de les figurer. Dans une scène située au début, l’un des personnages ponctue son retour chez lui d’un « Hello girls ! ». L’étrangeté de cette phrase tient à ce que l’on ne saura jamais vraiment à qui elle s’adresse : peut-être à des chattes (on a vu plus tôt un félin déambuler dans le salon), ou bien aux voix qu’entend le propriétaire des lieux. Lorsque quelques plans plus loin l’homme s’adresse à « elles », cette fois sans ambiguïté, il regarde une fenêtre et par extension lui-même, ou plutôt son double spectral dont la forme est altérée par les lumières de la ville plongée dans la nuit. Ses voix sont par conséquent à la fois les siennes et la manifestation d’une « altérité intérieure ». Tout le film tourne autour de ce problème par essence cinématographique : à l’inverse de la littérature, le cinéma ne peut pleinement accéder à l’intériorité de la psyché humaine, et doit dès lors donner corps aux tourments des personnages. Les entendeurs que filme Zabat font intuitivement et sans le savoir du « cinéma », par la manière dont ils recourent à plusieurs dispositifs pour « extérioriser » cette semi-altérité et rendre tangible le dialogue initié avec les voix. Ils tentent par exemple de les « sculpter », c’est-à-dire d’assigner chacune d’entre elles au corps d’un autre entendeur dans le cadre d’un jeu de rôle, et reconstituent des dialogues par le truchement de montages sonores où chaque voix se voit incarnée par un « acteur » différent. Dans la dernière séquence, le patriarche de l’association des entendeurs fignole avec son fils l’un de ces fichiers audio, qu’il compte faire écouter à sa femme afin qu’elle puisse accéder à cette part en théorie inaccessible de son intimité. Tandis qu’il regarde la télévision, son épouse alors est assaillie par un concerto de voix et d’esprits maléfiques. À son meilleur, Arguments ressemble autant à un petit traité sur la figuration de l’invisible qu’à un film d’horreur.

« De cette clarté, rien ne reste »
C’est toutefois un autre film de fantômes qui a paradoxalement « illuminé » le festival, un film noir et plongé dans l’ombre du quartier de Fontainhas à Lisbonne. Déjà auréolé du Léopard d’or et du Prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Locarno, Vitalina Varela est reparti avec le Grand prix du jury, choix amplement mérité tant la mise en scène de Pedro Costa fait preuve d’un raffinement plastique par instants inouï. Le film raconte une hantise, celle de Vitalina, qui débarque du Cap-Vert pour enterrer un mari parti travailler seul au Portugal trois décennies plus tôt. Dans l’ouverture, sublime, son ombre se découpe dans la blancheur d’une porte d’avion, avant que sa marche pieds nus vers son nouveau foyer soit accompagnée de larmes maculant le sol. « Il n’y a rien pour toi ici », lui dira l’une des femmes qui l’accueillent, et de fait rien n’arrivera véritablement à Vitalina, qui déambulera ensuite avec Ventura, le comédien fétiche de Costa, dans un labyrinthe de ténèbres. À l’instar d’autres films-caveaux (on pense étonnamment aux œuvres les plus funéraires de Clint Eastwood éclairées par Tom Stern, tels J. Edgar ou Lettres d’Iwo Jima, notamment par la manière dont le film déploie des ombres sur les façades défraîchies de Fontainhas), Vitalina Varela organise dans la pénombre le surgissement de « visages déjà tournés vers la mort », pour paraphraser une phrase de Vitalina s’adressant à son mari défunt. Il faut ainsi plusieurs minutes avant que l’héroïne apparaisse pleinement au spectateur, dans une scène où elle se cogne contre l’embrasure d’une porte, et chasse symboliquement d’un geste de la main la tristesse et le désespoir recouvrant son visage. Si le film ménage une brève et finale éclaircie par le souvenir d’une maison au Cap-Vert bâtie par les jeunes mariés, la mise en scène de Costa plonge presque tout entière dans une noirceur où la percée de quelques éclats lumineux fait événement. Vitalina Varela est une œuvre à la fois irrespirable et magnifique, d’une telle minutie que même le ciel y semble être peint.
Itsaso Arana
S’il fallait trouver un « négatif » au défilé spectral de Costa, on choisirait La Virgen de Agosto de Jonás Trueba, une petite comédie estivale dans la chaleur étouffante de Barcelone. Sous son charme aux accents rohmériens, le film, parfois un peu trop net dans ses intentions (on y résume par exemple dans la première scène les écrits de Stanley Cavell sur les comédies sophistiquées d’Hollywood, un autre des modèles manifestes de Trueba), a le mérite de « révéler » une actrice, Itsaso Arana, également coscénariste. On prend des pincettes avec ce verbe utilisé à tort et à travers pour accompagner la découverte d’un nouveau venu, mais La Virgen de Agosto appartient à cette catégorie rare de films qui parviennent à saisir pleinement et pour la première fois ce que l’on appellera, faute de mieux, le « génie » d’un acteur. Itsaso Arana a un petit quelque chose de Maud Wyler et de Stacy Martin, et surtout des grands yeux qui jurent légèrement avec la douceur de ses traits ; selon les scènes, ils donnent aussi bien à son visage une profondeur, une étrangeté ou une tristesse que le reste n’exprime pas. La chronique des petites aventures propres aux vacances forme ainsi au sens strict du terme un écrin pour la comédienne, notamment dans les meilleures séquences où la caméra organise une impression du monde sur son visage. Car avant d’être l’étude d’une actrice, La Virgen… est aussi le portrait d’une observatrice attentive et bienveillante qui cherche qui elle est en regardant ce qui se passe autour d’elle. Après les ombres de Costa et les voix de Zabat, ce sont les yeux d’Arana qui restent en tête à l’issue du festival.
