À l’occasion de la sortie en salles de son dernier long métrage, Ne change rien, et de la rétrospective qui lui est actuellement consacrée à la Cinémathèque Française, le réalisateur portugais Pedro Costa a accepté de répondre à nos questions et de nous éclairer sur sa manière d’appréhender le cinéma.
Quelle a été la genèse du film ?
On a commencé à tourner en 2005, peut-être fin 2004. C’est le premier plan du film où elle chante Torture. J’ai connu Jeanne au Festival de Marseille, on était ensemble dans le jury en 2003. Philippe Morel avait fait des films avec elle comme actrice et Dans la chambre de Vanda avec moi. Il a même commencé à préparer En avant, jeunesse. Après il est mort, c’est lui qui nous disait de faire quelque chose, sur la musique. On a tourné quatre jours là, cinq jours là, une semaine là. J’ai terminé le montage quelques jours avant le Festival de Cannes. Je ne montais jamais pendant le tournage. L’ingénieur du son que j’ai pris après Philippe, Olivier Blanc, a commencé à écouter sans regarder les images : on avait déjà les concerts, les moments de répétition mais pas encore la Périchole. C’est lui qui l’a enregistré avec moi, en 2007 je crois. C’est un film pour lequel le son est très important, où il est à égalité avec l’image.
Comment on prend la décision que le tournage est bouclé ? Vous ne regardiez pas les rushs pendant le tournage ?
Non, avec le tournage en vidéo on a ce petit écran LCD qui permet de voir. Pour les autres films non plus, je ne regarde pas pendant qu’on tourne, je serais trop tenter de corriger, de refaire. Ce film là est différent évidemment. Un concert c’est une heure et demie et on ne peut pas le refaire. L’opéra non plus. On était dans un contexte complètement documentaire. Pour les répétitions par contre je pouvais me permettre de faire continuer un peu, de dire qu’il y avait un accident même si parfois ce n’était pas vrai. Donc le montage s’est fait à la fin, même s’il a été assez long. On a commencé en octobre 2009 et terminé pour Cannes. Je me souviens qu’il y avait certaines choses qu’on aimait bien et qu’on a dû enlever à cause de problèmes techniques au niveau du son, des soucis venant des câbles lors des concerts parfois, tout bêtement. Après, choisir les chansons c’est comme un choix sur un disque. Je me souviens des mythiques producteurs de rock. C’est un peu la face A et la face B. C’était les chansons que j’aimais mieux, sans jamais en parler à Jeanne ou aux musiciens. On n’en parlait jamais, On se rencontrait pendant les moments de tournage, c’est tout. A tel point que Jeanne était très étonnée quand j’ai commencé à monter. Le montage est toujours un moment très solitaire, pas vraiment communicatif et j’ai prévenu au dernier moment. Je me disais : « on verra si on a besoin d’autres choses mais on va commencer un vrai montage, Jeter des choses, garder des choses, faire un bout-à-bout. » Et je me suis rendu compte qu’on avait tout ce qu’il fallait.
Le noir et blanc a été une décision de montage. Vous ne regrettez pas de ne pas avoir travailler le noir et blanc directement pendant le tournage ?
En vidéo, je ne sais pas, je n’ai jamais travaillé le noir et blanc directement. Je pense que ça ne change pas grand chose en vidéo. Ce qui nous est arrivé, c’est que pendant le montage il y avait des moments difficiles, des moments ingrats pour moi et pour la fille qui montait avec moi (Patricia Saramago, ndlr). On savait qu’on allait avoir des passages de concerts qui nous gênaient. On avait l’impression de plages à part, dans la psychologie des couleurs, des choses qu’on voit tout le temps : quelque chose de très violent, rouge, stroboscopique, donc c’était un peu un réflexe, de tourner le bouton du moniteur.
Vous n’avez pas envisagé un mélange de couleurs et de noir et blanc ?
0,001 seconde, j’ai contemplé cette hypothèse. Les concerts, ça va, ça sera en noir et blanc, le reste… ? Après je me suis dis que non, Je n’ai pas trop pensé à ça, j’ai décidé de tout continuer en noir et blanc et on a été très surpris. Tout devenait encore plus hors du temps, ce qui facilitait beaucoup les choses. Avec le noir et blanc on réussit à abolir certaines frontières : jour/nuit, réalisme/irréalisme. Et bizarrement il y a un poids, une gravité qui vient. Il y avait aussi une légèreté avec la couleur qui n’était peut-être pas mal, mais on était plutôt dans une espèce de document sur le travail. Je ne sais pas, ce film là n’existe pas. Là, on est passé tout de suite dans la presque-fiction.
C’est justement ce frottement entre le documentaire et la fiction qui est saisissant : c’était une volonté de départ ?
Il y a une tentative d’aller chercher une petite histoire qui pointe. C’est évidemment construit. Tout ça au service d’une impression que j’avais pendant les répétitions qui était une certaine tension. J’ai concentré et forcé encore plus ces moments d’attente, d’exaspération, un peu intuitivement au tournage par les cadres, les angles, plutôt les angles. Qui est seul ? Qui est ensemble ? Jeanne et Rodolphe sont plus souvent ensembles que les autres. Mais c’est le cas pour tous les films que je fais, trouver quelque chose, une petite porte que je peux ouvrir et puis me lancer. Une histoire parallèle. Dans Où git votre sourire enfoui ?, c’est la même chose. Il y a un peu le travail qui se fait aimer et surtout l’histoire de couple qui est très fictionnelle. Puis Jean-Marie raconte déjà avec un parfum de fiction. Et moi je ne sais pas ce qui est vrai ou pas, je me laisse aller dans ce sens-là plutôt que de m’arrêter juste au documentaire.
Ne change rien est un grand film sur le travail. On a l’impression que vous progressez en même temps que les musiciens qui avancent, répètent, enregistrent.
Il n’y a pas vraiment de différences avec les autres films. Dans la chambre de Vanda c’est Ne change rien sans la musique, elle cherche d’autres genre d’accords. Donc moi je cherche un angle, un point de vue, une fiction. Je suis intrigué par comment ça se passe. Par exemple avec l’équipe de tournage, on se comparait parfois avec les musiciens. Quand on mangeait, eux avaient fini les répétitions, nous on avait terminé le tournage. On allait à table, et là encore pas question de filmer. Rodolphe faisait ses petits commentaires pour apprendre un peu avec les trois mecs là qui faisaient du cinéma. Parce qu’on allait chercher les miroirs pour les lumières, tout ça, mais il étaient absolument concentrés sur la musique. Juste parfois : « combien de cassettes vous faites ? » Et finalement je trouvais encore l’équilibre avec tout ce qui est derrière la caméra, que ça soit en équilibre avec ce qu’on voit, avec le film qu’on fait. Je crois qu’on a réussi là-dessus quelque chose de très adéquat, de très consonant. Et ça me donne certaines raisons d’avancer. Je crois que le film est plus riche aujourd’hui s’il est fait avec une autre production, un autre rapport au temps. Il faut beaucoup plus de temps aujourd’hui pour faire un film. Il y a des gens qui font ça depuis toujours, les Straub, Rivette…
Votre cinéma indéniablement est un cinéma qui prend son temps, qui regarde, c’est très rare.
Oui j’ai besoin de temps. Évidemment cela a à voir avec le fait que je n’ai pas de scénario. Quand j’arrive je ne sais pas ce que je fais. Mais c’est une manière de dire que même avec un scénario on ne sait pas ce qu’on fait. C’est évident que quand on met la caméra en route, personne ne sait ce qui va se passer, ni moi, ni l’acteur. Donc c’est pour moi aussi une façon de travailler avec le temps. Le mouvement de ce film, complètement construit au montage évidemment, est de rassembler les personnages, parce qu’ils deviennent presque des personnages, d’observer cette chose mystérieuse qui se passe. Personne sait que ce que c’est. Il y a beaucoup de silences au début du film, après ça se relâche, c’est plus paisible. Donc il fallait montrer ces moments de tension quasiment in-extenso, de façon très dilatée.
On ressent effectivement ces moments de tensions, puis d’apaisement. Mais le film se termine sur Jeanne Balibar qui continue de douter, qui appelle encore un peu à l’aide finalement. Le film se clôt sur un doute qui reste, qu’il soit chez les musiciens ou de votre côté aussi j’imagine.
Oui, j’ai décidé de terminer avec ce plan évidemment à cause de ça. Mais pour d’autres raisons aussi. C’est un moment assez apaisé, presque joyeux. C’est le seul moment où on sent qu’ils vont jouer quelque chose, une deuxième partie d’un concert ou quelque chose comme ça. Il y a un mystère au-delà de ça, un avenir. Puis ce plan est très blanc. Il y a aussi le son qui est très à part, vraiment surprenant. C’est un son direct, presque de chiottes, très âpre. C’est un son qu’on écoutait beaucoup, disons, dans les films de la Nouvelle Vague.
Il y a un énorme travail sonore dans le film. Je pense notamment aux ambiances qui sont créés pendant les répétitions, avec ces bruits de guitare, ces amplis qui résonnent…
Tout ce qui est concert et opéra est évidemment en son direct. Impossible de faire autrement. Pour les moments de répétitions, oui, on a un peu joué. Jouer au sens de créer. On a eu envie de récréer un peu le quotidien de ce studio avec les bidouilles, les accidents qui se passent tous les jours. Les techniciens se trompent parfois de bouton, le son sort très fort des amplis. Tous ces sons sont enregistrés réellement mais pas au moment où on le voit dans le film. On a fait ça d’une part pour retrouver l’impression de ce qu’on a écouté au moment du tournage, et d’autre part pour une efficacité rythmique. On s’est permis de jouer. Le film avec musique tend à la complaisance, ce sont les dangers. On est toujours, toujours au bord. Si tu n’es pas armé d’une carapace de convictions, c’est très dur… Tu es toujours au bord de faire des conneries, on le voit dans tous les films : les concerts, bonus DVD… Ce n’est pas difficile tout ça. Tati disait « oui encore un petit coup, un petit coup de musique, un petit coup de son, un petit coup de couleur… » Nous on a essayé de réduire, de rester dans une impression réaliste de ce qu’était ce moment. Et moi c’était cette tension que je voulais rendre, cette tension qui existait dans cette capsule. Il y a des moments où on tombait dans des trous de silence très inquiétants vus de l’extérieur. Des musiciens qui répètent pendant quatre heures et qui tous se taisent, c’est très angoissant.
En regardant votre film on songe forcément à One + One, Soigne ta droite… Même si c’est évidemment très différent. Vous aviez ces références en tête ?
C’est très simple. Pour ce genre de travail, sur le rock, pour des gens comme nous, cinéphiles, amateurs de cinéma ou cinéastes, malheureusement on n’a que ça. Le patrimoine sur le rock, qui soit de consistance, est limité à trois ou quatre films seulement. Il y a Soigne ta droite, One + One et peut-être Cocksucker Blues de Robert Frank sur les Stones aussi. Ce film, on ne le voit pas, il a été un peu interdit car les Stones n’ont pas trop aimé ce qu’il a fait. C’est un film qui suit la tournée des Stones, on voit les bus, les coulisses… C’est un film très âpre, très triste. Après il n’y a pas beaucoup de choses hormis les bonus DVD. Les films-concerts de Scorsese sont décevants, médiocres, surtout quand on aime les artistes en cause. Par rapport à One + One, c’est un film que j’aime beaucoup. Je n’y pense pas quand je tourne évidemment mais on l’a vu plusieurs fois. C’est un film très différent, déjà un peu militant, très politique, qui se veut un peu matière, journal, quotidien, qui empêche un peu la fiction. De mon point de vue, il met des entraves à la fiction. C’est plutôt filmer comment les gens travaillent, comment ils reproduisent les sons. Je voulais m’approcher aussi des très belles émissions télévisuelles de jazz dans les années 1950 aux États-Unis où on filmait encore les choses, on voyait. Je ne dis pas « voyais » au sens fétichiste, voir ce que le mec fait avec ses doigts, ces conneries là. Je me souviens d’une émission où tu vois Miles Davis qui joue, en plan large et plan serré, c’est tout. Après tu as un plan sur Miles Davis qui écoute et regarde John Coltrane qui joue. Le plan d’écoute dure, il n’y a pas de champ contrechamp. On voit un collègue en admiration, ou en attente. On le voit jamais ça, c’est interdit, ce sont les temps morts.
Vous n’avez justement jamais envisagé de mouvements de caméra ?
J’ai un peu perdu la force et la patience de me préparer avec des moyens, disons… pas trop substantiels mais quand même. La caméra à l’épaule ou à la main, ce n’est pas interdit mais difficile, car je savais que ça allait durer et ça s’épuise. Puis pour les travellings, les choses comme ça, il faut des moyens de production qu’on n’a pas. On a l’impression que c’est très posé, or derrière la caméra c’est très agité. Lorsqu’on trouve la lumière, il faut compenser le soleil qui bouge avec un réflecteur par exemple. Le visage de Jeanne peut être complètement ébloui par une tâche de soleil, et cette tâche peut bouger à tout instant. Il faut que je sois concentré sur le soleil, sur Jeanne, Il y a une énorme agitation.
Et devant la caméra, on voit l’agitation au moment où ils écoutent la maquette de Ton diable qu’ils viennent d’enregistrer. Il y a ce plan incroyable où tous se croisent, parlent de choses diverses, fument, boivent, et puis cette chanson qui dure. Il n’y a aucune direction dans les mouvements-là ?
Les répétitions ont lieu dans la maison de Rodolphe aménagée en studio. On a passé cinq jours là-bas. Les premiers jours, on voulait voir la routine, on s’est installé et on a très peu filmé. Rodolphe est à l’aise, il bouge souvent. Disons qu’il y a des gens qui bougent plus et d’autres un peu moins, il y a différentes façons d’occuper l’espace. Il n’y a pas de scénario donc c’est aussi une façon de se préparer que d’anticiper les mouvement. On a eu des impressions, de ce qui ce mettait en marche, de comment ça s’organise. Ce genre de moment on l’a vu deux ou trois fois, quand ils ont terminé d’enregistrer séparément les voix et les instruments. Il y a après un technicien qui met tout ça ensemble et tout le monde écoute en buvant du vin, en fumant. Et ce moment donc, qui est un peu angoissant et féérique, exaltant même parfois, je voulais le filmer, l’avoir. Et le dernier jour, il y avait cette chanson qu’il restait à mettre en boîte. Avec Olivier on s’est préparé, on savait plus ou moins que Marco qui joue de la basse, était le petit nerveux, anxieux : quand il écoute il y a une décompression, on va tout de suite à la cuisine boire, on marche, on parle d’autres choses. Il y a tout ce qu’on ne fait pas quand on est dans la musique. Le cadre est d’ailleurs choisi aussi par rapport à la masse Rodolphe, il est très important. Si on ouvrait un peu le cadre ou aurait tout son corps. Jeanne est un cas particulier, il y a toujours un peu de chat dans cette histoire. Elle a sa petite banquette de chanteuse, son coin préféré près de la fenêtre. Pour moi c’est assez magique. Il y a un mouvement crescendo, de fièvre dans ce plan, d’exaltation. Et ça se traduit en image par ses ombres, ses éclairs. Parce qu’ils rigolent beaucoup, ils se disent que c’est pas si mal, Il y a le vin qu’on va chercher, les boutades, deux qui s’embrassent… et les ombres qui sont partout. C’est un moment encore où on dépasse un tout petit peu le documentaire.
Oui c’est ce dépassement qui est très étonnant, et très marqué dans ce plan. Puis il y a aussi un esprit de quête, ou d’attente, qu’on ressent tout le long.
Oui il faut avoir confiance que ça va se passer, puis qu’on va le dépasser. C’est comme les musiciens, au début ils sont un peu dubitatifs et petit à petit nait une croyance. C’est une croissance, une montée. Pour une fois visuellement c’est traduit par des éclairs, il y a une confusion joyeuse qui fallait voir en longueur vraiment pour se rendre compte de comment on passe d’un sentiment à un autre sentiment. C’est comme un plan de duel, de western, qui commence sur quelque chose et finit sur une autre, ça se termine par sur la mort, mais c’est le contraire. En cinq minutes, c’est ça,
Il y a un gros plan sur Jeanne Balibar lorsqu’elle chante Ne change rien qui est très gris par rapport à l’ensemble. Puis le titre du film est double, c’est Godard puis c’est aussi une annonce, c’est ce qui a été fait et ce qui va suivre.
Ce plan encore fixe, en gros plan sur Jeanne, c’est en concert, face à mille personnes environs. Le côté brumeux vient de la fumée des cigarettes avec les lumières de scène. Encore une fois en couleur c’était complètement différent. Là on est dans une pure et simple image de cabaret. Le titre oui, vient de Godard, « Ne change rien pour que tout soit différent » ouvre les Histoire(s) du cinéma. Et puis avant que Jeanne ne fasse son premier disque, elle avait l’idée de demander à des cinéastes des textes de chanson pour elle, et je sais qu’elle voulait ou qu’elle a demandé à Godard, Rivette, moi-même, d’autres… Et personne ne l’a fait, l’idée a été abandonnée en cours de route. L’idée après serait de filmer chacun une chanson. Du coup la chanson a été faite avec le sample de la voix de Godard. Et le titre est déjà assez beau, et puis a à voir avec tout ce qui passe. C’est ma méthode aussi. Disons que c’est un programme qui me sert, ou que je sers. Je suis fait pour ça.
La production du film est minime…
Ce film n’a jamais eu de contrats, de signatures. Il n’y a jamais eu de signatures pour les droits d’auteur, tout ça… des choses assez nauséabondes parfois. Il y avait une action, un volontarisme même, de faire avec les moyens dont on dispose, mais jamais avec les papiers. On a fait avec l’argent qu’on avait. On faisait partie des musiciens, on mangeait ensemble. Oui, on faisait plus partie des musiciens que du tournage. On payait nous-mêmes les voyages, un peu les hôtels, et puis les cassettes pour le son, l’image. Le salaire qu’on a essayé d’obtenir après quand on a eu des petits soutiens surtout pour la post-production, ça n’a pas marché. C’est clair qu’il faut des soutiens pour la post-production, parce qu’un monteur c’est tous les jours pendant six mois et il faut bien qu’il vive. Un mixage son c’est cher etc. Je fais toujours la même chose : si je peux, je me lance. Et petit à petit j’essaie de passer les coups de fil qu’il faut. Mais ce film a été plus léger. Il y a une possibilité disons d’arriver à la fin du tournage en dépensant très peu. Il y a des gens qui sont là en participation, comme on dit.
La distribution est correcte selon vous ?
Oui. J’avais une idée, c’était de kinéscoper le film. Maintenant ça coûte très cher, et c’est difficile de montrer ses films un peu partout à égalité avec Tarantino et les autres. Oui ça commence à être très difficile. Il y a aussi le fait que le film était à Cannes. C’est pas automatique, que les gens s’intéressent, achètent, mais c’est vrai que ça compte. J’avais trouvé un partenaire pour la post-production, une société qui s’appelle Red Star et qui entre donc à la fin. Puis Shellac s’est intéressé et ils m’ont proposé de le distribuer et de le montrer ici. Ils font un travail très bien, ce sont des gens sympathiques et qui aiment sincèrement je pense, qui sont concernés. On sort avec onze copies : je trouve que c’est plus que généreux, convenable, et ça va très bien comme ça.
J’ai l’impression que votre film tend à un cinéma de fascination parfois. Quelle est votre idée vis-à-vis de ce terme ?
Je ne sais pas trop. Je n’étais pas fasciné ni au tournage, ni au montage, J’étais séduit par ce qu’il se passait. Qui sont ces gens-là ? Qu’est-ce qu’ils font ? C’est quoi Jeanne quand elle chante devant un public ? Est-ce qu’elle est encore actrice ? Est-ce qu’elle joue avec ça ou est-ce qu’elle est encore vierge, sans expérience ? J’étais curieux. Alors je ne sais pas parfois si avec ces images nous ne sommes pas presque à égalité avec un public de concert très fasciné. D’ailleurs je pensais qu’ici tout le monde connaissait Jeanne et Rodolphe mais ce n’est pas du tout vrai. J’ai fait plein de débats et ce sont des gens qui comme moi travaillent dans une petite chapelle, malheureusement. On pourrait encore revenir au film sur les Straub, dans ce côté fascination. On m’a parlé du fétichisme pour des choses vieilles. Je n’espère pas. Mais la musique a une telle puissance qu’il y a un côté incantation, chamane.
Votre film, et votre regard, amène au plus proche du corps, des visages. Chanter est très physique.
Oui, c’est très explicite, clairement énoncé par la directrice de chant de Jeanne de la Périchole. Elle le dit deux ou trois fois en insistant sur des détails physiques : la posture, le souffle, tout le corps. Elle insiste aussi sur le fait que Jeanne doit être entière : « ne baisse pas les bras », qu’elle ne soit pas un oiseau. C’est vrai aussi pour les autres musiciens. Rodolphe est très léger. Il s’agite surtout. Quand ils enregistrent les voix seules, je trouvais ça beau car on pense à un sismogramme, un oscilloscope, avec Jeanne et ses flottements, ses bras, son corps qui danse. Puis la rythmique rigoureuse du bassiste, une espèce de locomotive qui prend tout ça. Et Rodolphe qui dirige. C’est jubilatoire et peut-être qu’en noir et blanc on voit mieux, car on voit des tâches d’énergies. Comme s’il y avait une fréquence Jeanne, une fréquence Rodolphe…
Puis ce pianiste aussi, c’est un corps fou.
Il y avait dix-sept acteurs et musiciens. Et je l’ai choisi lui, j’ai décidé que tout passerait par lui. Et en effet tout passe par lui. C’est clairement un homme d’une autre époque, et pas parce qu’il joue Offenbach. J’ai vu des gens stupéfaits de la manière dont il tournait sa page. C’est un mélange de précision, d’élan. Avec un acteur il m’aurait fallu quarante prises. C’est aussi parler de ça, des vrais ouvriers de musique. On le voit rarement tout ça. Pas besoin de nous montrer un maçon qui fait un mur de 45 mètres, il faut juste le montrer en train de faire de telle façon qu’on se dise « voilà, c’est un ouvrier, il sait faire ».