« Kind hearts are more than coronets, And simple faith than Norman blood » (« De bons cœurs valent mieux que des couronnes, et une simple foi plus que tout le sang normand ») : ces vers de Tennyson donnent son titre original à Noblesse oblige, Kind Hearts and Coronets. De bon cœur, le jeune Louis n’en manque certes pas lorsqu’il décide de décimer avec le plus imperturbable flegme la famille D’Ascoyne, coupable d’avoir rejeté feu sa mère du giron familial – et de l’avoir privé du titre de noblesse qui lui revenait. Derrière ces terribles – mais très civils – agissements, les scénaristes Robert Hamer et John Dighton s’en donnent à cœur joie pour créer l’une des plus savoureuses des comédies noires du studio Ealing – et l’occasion de voir Alec Guinness dans huit rôles différents, pas moins.
Malheur soit sur la famille D’Ascoyne, respectables gentlemen du plus pur sang bleu anglais ! Coupables d’avoir négligé, dans ses dernières heures, une fille de la famille dont les agissements avaient quelque peu froissé le sens des convenances de la digne famille, la fratrie se voit devenir la victime du fils de celle-ci, Louis Mazzini, qui ne dédaignerait pas, en passant, à dérober le titre de famille, pour séduire la volage et intéressée roturière Sybella. Louis, doué d’un sens parfait de l’étiquette, d’un flegme à toute épreuve et d’une imagination diabolique, se met donc en devoir d’éliminer toutes les branches de la famille : le jeune héritier, la tante excentrique, le vieux Lord, le banquier de la famille, l’ecclésiastique… Mais lorsqu’il se pique de séduire la belle veuve D’Ascoyne, les choses se compliquent, alors que la vénale Sybella refuse de voir son amant nouvellement arrivé lui échapper…
Difficile de croire, aujourd’hui, à la vision de Noblesse oblige, que le film date de 1949. En effet, sous des dehors de comédie jubilatoire (les performances des deux acteurs principaux, Dennis Price (Louis) et Alec Guinness (dans huit rôles plus un certain nombre de tableaux) sont redoutables), Noblesse oblige est une charge d’une efficacité redoutable contre l’aristocratie anglaise. C’est donc avec une horreur toujours plus bienveillante, un sourire méchant toujours plus prononcé, que nous suivons le parcours de Louis lorsqu’il remonte la chaîne alimentaire de la famille D’Ascoyne. Robert Hamer, à la réalisation, partage ce point de vue, et contemple avec une bienveillance amusée les épouvantables exactions de son héros, dans une mise en scène d’une rare élégance, servie par un somptueux noir et blanc, dans un film dont la finesse et la méchanceté en remontrent aux plus subversifs des films qui nous sont contemporains.
Le scénario, ainsi, n’épargne personne : Louis est évidemment un meurtrier multirécidiviste, doublé d’un épouvantable goujat ; les femmes sont soit manipulatrices à l’extrême, soit naïves, soit les deux ; les D’Ascoyne sont une famille victime d’une désolante isolation vis-à-vis du monde, tous dans leurs petits mondes respectifs, oublieux d’un peuple qui ne demande donc qu’à voir couler le sang de ces aristocrates ; et tout cela avec une inventivité délicieusement improbable. Le film fait explicitement appel à la tradition du roman noir, ou aux aventures de Sherlock Holmes, dont le principal attrait, outre les capacités hors du commun du détective, est l’exotisme des crimes, leur aspect fondamentalement surnaturel. C’est donc une chance surnaturelle qui sourit à Louis Mazzini dans ses tentatives de meurtres, une sorte de présence divine qui l’accompagne tout au long de sa croisade, équarrissant tranquillement les D’Ascoyne inconscients du péril qui les menace. Et, évidemment, le crime paie, et Louis s’approche toujours plus de son but – avec les encouragements enthousiastes des amateurs de l’humour très noir de Noblesse oblige.
Face à Louis, se tient… Alec Guinness. L’acteur se livre ici avec jubilation à l’un de ses jeux favoris : multiplier les identités, les rôles – bien avant et bien mieux que tous les Mel Brooks et autres Eddie Murphy. Revoir Noblesse oblige se justifie ne serait-ce que pour tenter de desceller toutes les apparitions de l’acteur, car en dehors des huit rôles de la famille D’Ascoyne (dont une femme), Guinness apparaît grimé dans des rôles secondaires, ou se révèle avoir posé pour des tableaux jalonnant le récit. Si Dennis Price tient, lui, ses deux rôles (celui du père de Mazzini est également sien) ; Guinness, parfois méconnaissable, joue avec une jubilation évidente ces insupportables aristocrates promis au meurtre. Tout le monde dans Noblesse oblige (réalisateur, scénaristes, acteurs…) conspire donc pour la mort de ces malheureux D’Ascoyne, ce qui fait du film un monument aujourd’hui inégalé de la comédie noire. Ce serait déjà une raison plus que suffisante pour (re)découvrir le film – mais le fait qu’Alec Guinness y mérite plus que jamais de porter son nom (dont l’anagramme est « Genuine Class » – la Vraie Classe) rend la vision de ce Noblesse oblige tout simplement indispensable.