Rivette a déjà tourné autour de Balzac, et autour de L’Histoire des Treize : après Noli Me Tangere et La Belle Noiseuse, largement inspirés de l’œuvre balzacienne, le réalisateur de Va savoir retrouve également ici Jeanne Balibar pour adapter La Duchesse de Langeais : portrait de la découverte du sentiment amoureux chez une femme du monde, le film réussit à porter à l’écran le romanesque de Balzac, entre profondeur émotionnelle des personnages et plongée dans un monde aristocrate en perdition. Rivette prouve une fois encore qu’il n’est pas vain d’attendre ses derniers films.
Le cinéma français se renouvelle et porte en son sein un certain nombre de réalisateurs, plus ou moins nouveaux, qu’il serait ridicule d’ignorer. Mais les réalisateurs émergés dans les années 1950, de Resnais (avec Cœurs en 2006) à Rohmer (qui prépare son prochain film), en passant donc par Rivette, prouvent régulièrement qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot et qu’ils ne se contentent pas d’ajouter à leurs filmographies reconnues des petites touches éparses. Ils continuent à construire une bien belle ouvrage. Jacques Rivette, qui souhaitait au départ faire un film dans la lignée de son précédent Va savoir avec Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu, a relu Balzac. Accompagné de ses deux scénaristes fétiches, Pascal Bonitzer et Christine Laurent, il prend à bras le corps ce célèbre roman du XIXe siècle pour en tirer et en sublimer la principale substance : la contradiction.
C’est tout d’abord la peinture d’un monde où l’amour ne peut que s’opposer au monde aristocrate dans lequel celui-là naît : à l’amour préexiste d’une part la galanterie, le marivaudage, le plaisir que prend Antoinette de Navarreins, femme du duc de Langeais, à séduire Armand de Montriveau, un général qui rapporte des guerres napoléoniennes gloire et aventures incroyables. D’autre part, même dans l’évolution de la séduction en passion, cette dernière ne peut évoluer dans le cadre mondain qui le subsume. Antoinette est mariée, sa voiture a été vue devant le perron d’Armand, elle sera perdue. Reprenant les tournures balzaciennes, ce n’est pas le décorum de la passion qui intéresse Rivette mais bien son fonctionnement, et surtout ses conséquences, intimes et sociales, faisant ainsi du réalisateur confirmé le tenant de l’auteur dont il s’est inspiré.
En témoigne en premier lieu la construction narrative : le film débute en 1823, sous la Restauration, lorsque Napoléon 1er a définitivement rendu les armes. Les hautes distinctions guerrières de Montriveau ne seront donc que suggérées, par quelques dialogues. Montriveau arrive alors à Majorque pour enlever Antoinette du couvent où elle s’est librement cloîtrée par désespoir. Entre la première et la dernière séquence se déroule donc l’explication du présent du récit, cinq ans plus tôt, en flash-back. Mais, centré sur la naissance de l’amour et son progressif déclin, Ne touchez pas la hache ne raconte que les quelques mois qui ont précédé la longue quête de Montriveau pour retrouver sa belle, disparue après qu’elle a été rejetée par son amant.
La force de Rivette est de dresser le tableau social uniquement en arrière-plan, lors d’une réception et de salons autour de la duchesse. Il ne fera jamais du carcan social un véritable objet de soumission des êtres à des valeurs, il ne résumera jamais son intrigue à la force extérieure et morale des autres. Les deux protagonistes se soumettent eux-mêmes, par jeu, par désir, par peur aussi. Tout est retournement, des cœurs et des positions amoureuses : alors qu’Antoinette décide de séduire Montriveau, c’est elle qui tombe sous le charme et entre dans la spirale de la passion, alors que Montriveau, torturé, honoré militairement mais plus bas qu’elle dans la hiérarchie nobiliaire, hésite trop longtemps à accepter les avances d’une femme qu’il avait juré d’obtenir. Si l’on retient l’implacable pessimisme balzacien dans la narration de Rivette, on perçoit également à l’image ce que le réalisateur à proprement adapté pour le cinéma.
Le contraste de lumière joue ainsi un rôle essentiel dans la compréhension des personnages : Montriveau arrive à Majorque sous un soleil de plomb tandis que son visage semble meurtri de tant de lumière ; Antoinette sera toujours filmée en intérieur, chez elle ou un court moment dans le carmel, comme un être incapable de sortir vraiment de sa parure sociale, et qui, tentant de s’en débarrasser, ne pourra tomber que dans un enfermement bien plus rude et solitaire qu’est celui de la prière. Mais c’est aussi dans la construction du cadre que Rivette montre son savoir-faire : dans la froideur d’une église, dans l’apparente limpidité divertissante d’un salon, sa caméra change de point de vue en permanence, filme un personnage tout en conservant un son extérieur ou une voix étrangère à l’image. Car il donne beaucoup de clés en hors-champ à la compréhension du caché.
Comme la construction chronologique du film laissait percevoir un délitement du temps, les travellings ponctuels donnent un effet de lenteur, d’observation ou de contemplation sur un mode quasi mystique (on retrouve par ailleurs quelques atmosphères semblables au diptyque de Rivette sur Jeanne d’Arc) mais jamais religieux. Ce que montre Rivette n’est pas la soumission des protagonistes, voilés ou non, à Dieu, c’est leur soumission à une immanence bien réelle qu’est celle de l’être humain, de son désespoir, énergique ou résigné, bien loin cependant de l’esprit des natures mortes. Ne touchez pas à la hache, premier titre du roman de Balzac qui fait référence à l’une des répliques, est un film qui change de rythme, qui casse la linéarité trop évidente d’un récit pyramidal (splendeur et misère), qui traite des clichés de l’époque en se recentrant toujours sur son objet principal. Servi par deux acteurs parfaitement dirigés qui ne tombent jamais dans le ton topique de la séductrice perdue pour Jeanne Balibar ou de l’amant éperdu pour Guillaume Depardieu ‑que l’on craint peut-être parfois de voir s’enferrer dans un jeu trop démonstratif mais qui remonte rapidement à la surface‑, le dernier Rivette est à la mesure de son talent. Pour Resnais comme pour lui, la valeur des réalisateurs bien nés semble n’avoir cure du nombre des années.