Des cinq trublions des Cahiers du cinéma passés à la réalisation à la fin des années 1950, Jacques Rivette demeure le moins bien connu des cinéphiles, et ce malgré l’édition récente de ses textes critiques et la reprise progressive en salles de l’ensemble de sa filmographie. Curieusement, ses œuvres les plus célébrées le sont rarement pour de bonnes raisons. Le chef‑d’œuvre embryonnaire qu’est Paris nous appartient est souvent évoqué en lien avec le corpus des premiers films de la Nouvelle Vague et La Religieuse surtout retenu pour la censure dont il fut l’objet ; quant au Pont du Nord, il doit surtout sa réputation à la présence de la comète Pascale Ogier. Rivette compte parmi ces cinéastes dont l’œuvre vaut sans doute davantage que la somme de ses parties, de par la cohérence de ses motifs récurrents (le complot, le théâtre, le miroir) et la constance d’une mise en scène discrète mais fluide, pensée toute entière autour des acteurs. Énigmatique et digressif, son style opère une séduction moins immédiate que le lyrisme romanesque de Truffaut, les expérimentations formelles de Godard, les séries B à suspense de Chabrol ou les marivaudages rohmériens. Ses plus beaux films – Céline et Julie vont en bateau, La Bande des quatre, Secret défense – se présentent de manière trompeuse sous une forme faussement mineure qui tend à occulter leur beauté. L’impressionnant Out 1, à l’inverse, se révèle sans doute trop radical et intimidant pour constituer une porte d’entrée abordable pour les néophytes. La reprise de L’Amour fou, pièce maîtresse et longtemps invisible de l’œuvre rivettienne, arrive à ce titre à point nommé – la splendeur de son noir et blanc charbonneux et la puissance désespérée de son évocation de la dislocation d’un couple en font l’une de ses œuvres les plus immédiatement fascinantes, tout en se déployant dans la durée longue (4h12) et la narration erratique caractéristiques de son cinéma.
La mort de l’auteur
Si L’Amour fou occupe une place particulière dans l’œuvre de Rivette, c’est qu’il constitue un tournant majeur – le moment où le cinéaste trouve véritablement sa singularité en renonçant paradoxalement à une certaine idée de l’auteur. Rivette sort alors tout juste du scandale de La Religieuse, tourné en 1966 et censuré pendant près d’un an, film plutôt académique à l’échelle de sa filmographie et dont le cinéaste se distancie rapidement. Un virage s’opère à l’occasion du tournage du documentaire Jean Renoir le patron, réalisé par Rivette dans le cadre de la série Cinéastes de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe : « Après le mensonge, d’un seul coup c’était la vérité. Après un cinéma somme toute artificiel, c’était la vérité du cinéma. Donc j’ai voulu faire un film non pas inspiré par Renoir, mais essayant d’être conforme à cette idée du cinéma incarnée par Renoir, c’est-à-dire un cinéma qui n’impose rien, où l’on essaie de suggérer les choses, de les voir venir, où c’est d’abord un dialogue à tous les niveaux, avec les acteurs, avec la situation, avec les gens qu’on rencontre, où le fait de tourner le film fait partie du film. » Selon Rivette, le projet naît de la sollicitation de Georges de Beauregard qui lui demande s’il connaîtrait « quelqu’un qui aurait un scénario qu’on pourrait tourner pour 45 millions ». Le producteur et les comédiens Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon – que Rivette a découvert au théâtre dans Les Bargasses, mise en scène par Marc’O au Théâtre Edouard VII en 1965 –, s’embarquent dans le projet sur la foi d’un argumentaire de quelques phrases. Il est ensuite prolongé par la rédaction d’un texte d’une dizaine de pages servant de base de discussion à Rivette et ses comédiens. Leurs échanges permettent alors à Rivette et sa scénariste Marilù Parolini d’établir un agenda de la vie des protagonistes, qui tient lieu de scénario. Le tournage a lieu sur cinq semaines en 1967, puis est suivi de plusieurs mois de montage. Le film sort en salles le 15 janvier 1969 dans sa version longue mais aussi dans une version courte de 2h imposée par le distributeur et désavouée par le cinéaste. Le négatif 35 mm du film est malheureusement détruit lors d’un incendie des laboratoires GTC en 1973, expliquant l’invisibilité du film jusqu’à cette restauration supervisée par Caroline Champetier à partir de matériaux épars.
Il est pratiquement impossible de résumer L’Amour fou sans évoquer son dispositif de tournage pour le moins singulier. On pourrait se contenter de dire que le film raconte la dislocation d’un couple constitué d’un metteur en scène de théâtre, Sébastien (Kalfon) et d’une actrice, Claire (Ogier), à partir du moment où cette dernière choisit de quitter le spectacle sur lequel ils travaillent ensemble. Mais ce récit ne constitue qu’un petit fragment des images tournées : ces séquences en 35mm, en majorité localisées dans l’appartement de Claire et Sébastien, centrées sur le délitement du couple et de son basculement progressif vers la folie. En parallèle, Rivette demande à Jean-Pierre Kalfon de monter pour de vrai une mise en scène d’Andromaque de Racine en choisissant lui-même les interprètes et en les faisant travailler. Les répétitions du spectacle sont filmées en 16mm par une équipe dirigée par André S. Labarthe, chargée de réaliser un reportage mélangeant captation du travail sur le plateau et entretiens réalisés avec les comédiennes et comédiens. Le travail de la troupe de théâtre et de l’équipe de télévision est lui-même enregistré par une troisième équipe à l’aide d’une caméra 35mm. Si la plupart des points de jonction narratifs importants (le départ de Claire, la crise progressive du couple) ont été pensés en amont, ils sont souvent mis en œuvre sur le tournage à partir des propositions émises par les comédiens, qui élaborent les situations et improvisent les dialogues. La fiction pensée au moment du scénario devient ainsi le prétexte d’un documentaire sur le processus de création d’une troupe de théâtre et d’une équipe de télévision qui, entremêlée ensuite au reste des rushes, accouche à nouveau d’une fiction.
Ce dispositif est passionnant à deux titres. D’une part, parce qu’il marque un attentat radical contre la posture de l’auteur-démiurge telle que l’avait pourtant rêvée la Nouvelle Vague, selon des modalités proches mais néanmoins différentes de celles qu’exploreront le cinéma et la vidéo d’intervention des années 1970. Sans s’émanciper totalement d’un cadre fictionnel, il s’agit de remettre en cause la hiérarchie qui subordonne les interprètes au réalisateur : « les fonctions habituelles de l’acteur et du cinéaste s’échangeaient et s’interpénétraient à tous les niveaux », précise ainsi Rivette, qui insiste sur le fait que Kalfon et Ogier sont au même titre que lui les metteurs en scène du film. Au moment de la sortie, le cinéaste revendique en outre une posture d’observateur distant, de facilitateur du travail de ses collaborateurs, plutôt que de « metteur en scène papa qui donne la becquée » (pour reprendre les termes de Sébastien dans la fiction) : « J’ai cherché à être quelqu’un qui incite, qui pousse, qui coordonne, qui tente de mettre en route des choses, des événements pour, ensuite, en surveiller le déroulement et donner juste des petits coups de pouce chaque fois que c’était utile. J’essayais le plus possible de rester en dehors. » D’autre part, parce que Rivette envisage le tournage comme un espace de tous les possibles, où le scénario sert avant tout d’impulsion pour donner naissance à des situations. Il s’agit d’ouvrir les portes du plateau au hasard, d’être à l’affût d’un film en germe qui s’auto-engendrerait en rendant compte du tournage qui lui a donné naissance : « ce qui était passionnant, c’était de susciter une réalité qui se mettait à exister d’elle-même, indépendamment du fait qu’on la filme ou non, et ensuite, de se comporter vis-à-vis d’elle comme d’un événement sur lequel on fait un reportage, dont on ne garde que certains aspects, sous certains angles, suivant le hasard ou les idées qu’on a, parce que, par définition, l’événement déborde toujours complètement, et de tous côtés, le récit ou le rapport qu’on peut en faire. »
Dissolutions
Cette pratique centrée sur l’improvisation et plaçant les comédiens au cœur du processus de création, Rivette la radicalisera ensuite dans Out 1, expérience-limite qui le pousse à un point paroxystique de non-retour – récit en lambeaux qui ne cesse de s’amorcer pour mieux se dissoudre, acteurs livrés à eux-mêmes jusqu’à la paralysie, etc. Si L’Amour fou (et Céline et Julie, tourné ensuite) se présente plus que Out 1 comme une œuvre achevée, c’est parce que le film demeure malgré tout borné par une forme de structure qui, aussi lâche soit-elle, suffit à garder ardente la braise de la fiction. Le film est en effet construit sous la forme d’une boucle : il s’ouvre par un flashforward dans lequel la troupe de la pièce, abandonnée par Sébastien, cherche à joindre le metteur en scène par téléphone, tandis que Claire quitte Paris en train vers un avenir inconnu. Le récit revient alors à son point de départ : le moment où, excédée par la présence de l’équipe de télévision, Claire choisit de quitter la distribution d’Andromaque, et se voit remplacée par Marta (Josée Destoop), l’ancienne compagne de Sébastien. Un montage alterné fait ensuite alterner les séquences de répétition et les scènes d’appartement où, livrée à elle-même, Claire, se laisse peu à peu dévorer par la jalousie, jusqu’à ce que nous parvenions à nouveau à la séparation.
En dépit de cette construction narrative en apparence classique, le montage ne cesse de désamorcer de manière systématique tout ce qui pourrait trop facilement produire du sens : la continuité des séquences est régulièrement brisée par les allers-retours du montage entre la scène et l’appartement et l’insertion de sons (les cris d’un enfant que l’on ne voit jamais à l’image) et d’images parasites (le plan récurrent de Claire dans le train), dans une logique plus rythmique que narrative. On constate aussi cette réticence à signifier dans l’utilisation prudente que fait Rivette de sa mise en abyme. Si Andromaque, par ses thématiques (la jalousie maladive, l’amour glissant vers la folie) se prête volontiers à des échos avec le récit-souche, Rivette ne travaille pas à les rendre explicites et ne cherche jamais à raccorder le texte théâtral avec la vie des personnages hors-scène. De même, l’oscillation entre les images en 16mm et les images 35mm tend à dissoudre les frontières entre régime fictionnel et régime documentaire : un regard hors champ de Claire assise dans la salle est ainsi raccordé avec un plan rapproché de la scène filmée par la caméra de l’équipe de télévision. Au fond, la coexistence des trois niveaux fictionnels vaut surtout pour elle-même, ouvrant une brèche vers un envers secret du monde où la réalité contient toujours son double, la vie, le théâtre et le cinéma s’entremêlant sans que l’on cherche à capitaliser sur les effets gigognes produits par ce type de dispositif.
Malgré son ancrage narratif, L’Amour fou fait preuve d’une vraie logique expérimentale dans sa manière de se réinventer constamment, de tenter de nouvelles idées chaque fois que l’on a le sentiment que son système menace de tourner en rond : un brusque panoramique filé qui vient soudain clore une prise, le point qui se perd sur un plan de chaises au son d’un accord inquiétant de drone music, un monologue où la voix de Bulle Ogier s’échappe d’un magnétophone tandis que ses lèvres restent closes. Cette dimension ludique de la mise en scène est au diapason de l’énergie déployée par les comédiens, chez qui l’usage de l’improvisation ne produit pas l’effet de réalisme que l’on a pris l’habitude de voir chez les héritiers de Pialat et de Cassavetes. Kalfon et Ogier jouent de ce naturel antinaturaliste que l’on connaît chez Jean-Pierre Léaud ou Juliet Berto – autres figures de la mythologie rivettienne – où l’énergie et la spontanéité contiennent leur envers, une forme de fantaisie affectée touchant à l’artificialité. Dans L’Amour fou, on voit des comédiens qui jouent au sens littéral du terme, comme replongés dans un état d’enfance – une démarche qui culmine dans la célèbre séquence de la destruction d’appartement, souvent lue en écho aux revendications libertaires de mai 68. Même dans les scènes les plus ouvertement tragiques du film, l’émotion est toujours jouée en creux ou à contretemps – on pense à la douceur avec laquelle Sébastien dit à Claire regretter qu’elle ne soit pas dans le spectacle après sa tentative de suicide ou aux sourires absents de Claire quand elle parle à une amie de « la catastrophe » qu’est devenue leur relation.
De ces pleins et ces déliés finit par émerger quelque chose de l’expression brute d’un état, d’un sentiment – un petit bouillon-cube de jalousie maladive, dont l’équivalent au masculin serait La Captive de Chantal Akerman. L’expérience de la durée est évidemment décisive dans cette matérialisation d’une idée abstraite : elle autorise la dissémination lente d’une angoisse diffuse entre les espaces faussement disjoints de la scène et de l’appartement. On le constate en particulier au cours de la deuxième heure, lorsque Claire se retrouve expulsée du montage pendant près d’une demi-heure, qui se concentre exclusivement sur les répétitions de Sébastien avec ses comédiens. Le spectateur a le temps de l’oublier, puis de s’interroger sur son absence, avant qu’un coup de téléphone ne vienne annoncer sa tentative de suicide, arrachant Sébastien – et le film – au travail de création pour le ramener vers son envers, la destruction du couple. Plus le film avance et plus s’installe une porosité entre le territoire de Claire (celui de l’enfermement, de la prostration, de la folie) et celui de Sébastien (celui de la liberté, du groupe, de la création) : la troupe envahit l’appartement pour les répétitions et Sébastien transporte avec lui au théâtre la confusion de ses sentiments, mettant en crise le spectacle autant que le film lui-même, condamné à tourner en rond, ressassant encore et encore la double impuissance du couple et de l’acte créateur.
Même si Rivette affirme que le point de vue dominant de L’Amour fou est pour lui celui du personnage masculin, et que l’on ne voit de Claire « peut-être seulement l’idée que Sébastien s’en fait », elle est assurément la clef de voûte du film, son cœur désespéré qui semble sans cesse hanter les images, y compris celles dont elle est absente. Cette figure tragique de la dépossession de soi doit beaucoup à Bulle Ogier, actrice extraordinaire dont la beauté lisse et archétypale est contrariée par les grands yeux vides d’automate et la voix légèrement détimbrée – elle colore toutes ses apparitions d’une inquiétante étrangeté. Qu’on l’identifie comme le foyer émotionnel du film ou comme l’expression d’une paranoïa masculine (d’être ravalé dans la sphère privée, contrarié dans l’acte de création), Claire semble tout dévorer jusqu’au point de retour que constitue son monologue final : « Nous n’allons plus nous quitter. On va rester ensemble tout le temps. Le danger vient du dehors. », dit-elle, nous racontant ce faisant tout l’inverse : que le danger est à l’intérieur, danger de la dissolution totale d’une femme dans son époux et d’une actrice dans son metteur en scène, au point où elle n’est plus capable envisager une vie sans lui. D’où le sursaut final de la fuite, avant la destruction.
La résurrection de L’Amour fou, cinquante ans après sa sortie, est d’autant plus frappante qu’elle intervient à la confluence des redécouvertes de deux autres monuments de la modernité cinématographique – La Maman et la Putain et Jeanne Dielman – et de la découverte en festivals ou en salles des dernières œuvres de Nuri Bilge Ceylan, Lav Diaz ou Lisandro Alonso, qui se réapproprient chacune à sa manière leur héritage, avec une réussite inégale. Ce hasard du calendrier des sorties éclaire ainsi en creux ce qui fait la réussite des Herbes sèches et les limites de Quand les vagues se retirent et, dans une moindre mesure, d’Eureka, malgré leurs qualités formelles indéniables. Chez Rivette, Eustache ou Akerman, la durée n’est pas encore un gimmick, la suspension du récit une affectation, l’hybridation fiction-documentaire une coquetterie, la mise-en-abyme un artifice. Tout ce qui, les années passant, s’est transformé en conventions avait alors une raison d’être : il s’agissait autant d’outils qui permettaient organiquement à un film de déployer ses puissances, de déborder l’écriture classique pour offrir aux spectateurs l’expérience d’une liberté grisante et neuve.