Passages semble matérialiser l’une des aspirations les plus palpables d’Ira Sachs, qui compte Maurice Pialat, Philippe Garrel, Olivier Assayas ou encore Claire Denis parmi ses réalisateurs de chevet : devenir un metteur en scène européen. Ce désir transparaît depuis un moment de son cinéma de chambre, dont l’élégance par endroits feutrée se mâtine toutefois d’une certaine affectation. Cette discrétion mi-fabriquée, mi-nonchalante (le dispensable Frankie), a le défaut de cantonner trop souvent sa mise en scène en pointillé à l’élaboration d’une « petite musique » identifiable. Ici encore, on entend cette ritournelle de manière ponctuelle ; c’est comme si l’écriture du new-yorkais, riche en petites parenthèses, relevait avant tout d’une esthétique de la bribe. Ce qui caractérise son trait – sa pudeur, son attention aux acteurs, mais aussi ce mélange de frontalité et de douceur dans sa façon d’approcher l’intimité des personnages – implique toujours d’opérer un pas de côté à l’intérieur d’un cadre narratif rigide, celui du drame psychologique, mis en scène avec détachement, pour ne pas dire mollesse. Le « passage » de Brooklyn à Paris (si l’on omet l’escale portugaise de Frankie) confirme cette hypothèse ; il s’apparente moins à un net déracinement géographique qu’à un léger déplacement dans un nouveau « cadre » normé : le cinéma d’auteur français, ou du moins l’image assez stéréotypée que le réalisateur paraît s’en faire.
Thomas (Franz Rogowski), metteur en scène allemand, achève son dernier long-métrage tourné à Paris, où il vit en compagnie de son mari, Martin (Ben Whishaw), lorsqu’il fait la rencontre d’Agathe (Adèle Exarchopoulos), dont il tombe rapidement amoureux. De ce canevas, Sachs tire un récit tout à la fois agéographique et pourtant inspiré par ses modèles français. Ainsi, il ne filme pas véritablement Paris, qui se voit réduite à une suite de chambres et de cafés ; d’une capitale à l’autre, l’horizon sentimental de ses films se voit tristement corrélé à un entre-soi bourgeois cosmopolite et sans réel ancrage (une tendance que le casting composite de Frankie mettait déjà en exergue). De manière presque contradictoire, le cinéaste s’attache pourtant à saisir quelque chose de la « vie » des personnages, en les inscrivant dans des espaces (exemplairement, leur travail) et situations qui excédent les frontières strictes de la narration. Mais cette volonté d’affranchir l’étude de caractères d’un strict impératif dramaturgique accouche de scènes vides et approximatives, à l’image de celle où Agathe donne cours (Adèle Exarchopoulos joue, comme dans La Vie d’Adèle, une institutrice). Il n’est pas anodin que le film se révèle peu convaincant lorsqu’il délaisse, pour un temps, les tumultes sentimentaux de son triangle amoureux : les scènes concernées témoignent d’une forme de concession à un réalisme de pacotille auquel le cinéaste ne semble pas vraiment croire, tant elles paraissent désinvesties. Ce manque de croyance, on le retrouve aussi dans la séquence où Agathe présente Thomas à ses parents. En l’occurrence, ce qui coince est peu ou prou le contraire : la scène sert surtout de courroie narrative. Sachs regarde d’ailleurs avec peu de générosité les personnages secondaires qu’il introduit ici, tel le père, dont le rôle ingrat de bourgeois bougon est confié au pauvre Olivier Rabourdin.
C’est ailleurs que l’on retrouve, malgré tout, ce qui fait la beauté intermittente du cinéma de Sachs : dans les scènes de sexe, qui rappellent les ébats de Keeps the Light On, et surtout dans ces moments suspendus où Thomas paraît comme au bord d’un précipice. À cet endroit, la mise en scène se réveille un peu et ménage un flottement qui s’accorde aux hésitations du personnage qui, devant les portes se refermant sur lui, oscille tel un aimant confus entre deux pôles amoureux. Mais la grâce contenue de ces quelques fragments ne vaut malheureusement grand-chose face à la balourdise du portrait que Sachs s’attelle à brosser. Thomas semble ballotté entre des désirs contradictoires (entre un homme et une femme, et plus loin entre le ronron d’un quotidien réglé et la promesse d’un nouvel élan) ? La scène d’ouverture, la seule qui le montre en train de travailler, apporte un contrepoint trop lisible à ce postulat (on sent la note d’intention) et figure déjà l’égocentrisme du personnage, qui règne en maître sur son plateau et supervise le moindre détail. De la même façon que Thomas perd progressivement de sa superbe aux yeux de ses deux amants, son opacité fond ainsi de scène en scène comme neige au soleil. On pourrait considérer le procédé comme volontaire, si Sachs ne cherchait pas, comme dans chacun de ses films, à circonscrire une forme de mystère des affects et des liens sentimentaux, dont le très bel épilogue de Love is Strange constituerait le mètre-étalon. Le problème, c’est qu’il le fait à chaque fois à l’intérieur d’un système assez balisé dont il devient de plus en plus difficile de ne pas voir les coutures.