Après Forty Shades of Blue, Ira Sachs revient au cinéma, toujours avec un film tournant autour de la notion d’accomplissement de soi dans la relation à l’autre. En voulant mettre en scène un marivaudage ironique dans l’Amérique des années 1940, Sachs fait surtout la part belle à ses acteurs Chris Cooper, Patricia Clarkson et Pierce Brosnan. Mais s’il est question de marivaudage, c’est aussi et surtout parce que le film adopte une esthétique très théâtrale – ce qui ne va pas sans un lot de contraintes, dont le réalisateur ne parvient finalement pas à sortir. Résultat : un film ironique, intéressant, mais trop sage.
Harry, digne quinquagénaire, est marié à Pat, a une maîtresse dans la personne de Kay, et un meilleur ami avec Richard. Mais Richard tombe amoureux de Kay – sans égard pour les sentiments de Harry, tandis que Kay ne semble pas détester les attentions dont elle est l’objet. De son côté Pat entretient un athlétique amant. Ignorant de ces deux romances qui se tissent derrière son dos, Harry décide de vivre une vie dans laquelle il pourrait être heureux avec Kay – et donc de se débarrasser de Pat. Mais, plein de prévenance et ne voulant pas la faire souffrir, il décide d’empoissonner sa femme, pour lui épargner l’humiliation de la vieille femme abandonnée.
La légende dit qu’Henry Fonda accepta de participer à Il était une fois dans l’Ouest lorsque Sergio Leone lui proposa, pour une fois, de jouer le méchant Frank, rôle dans lequel il excella. Toutes proportions gardées, il est également vrai que Pierce Brosnan n’est réellement bon, ne prend réellement de plaisir que dans les rôles ironiques, à contre-emploi de son image de vieux beau entre Mamma Mia ! ou ses James Bond : après avoir été le professeur pédant et suffisant dans Mars Attacks !, un James Bond parano sur le retour dans The Tailor of Panama, Brosnan joue ici le narrateur et principal personnage du film, le fourbe Richard. C’est avec un ton d’une perfidie tranquille qu’il décrit avec minutie le procédé qui l’amène à planter à son meilleur ami, Harry, un couteau dans le dos en lui volant l’affection de sa maîtresse Kay. Mais Harry n’est pas en reste, puisqu’il trompe tranquillement sa femme et projette, « pour ne pas la faire souffrir », de l’empoisonner. Quant à cette dernière, tout en professant un amour sincère à l’égard de son mari, elle se donne avec ferveur à son amant. Tous pourris, en somme, la jeune Kay exceptée. Et c’est peut-être ce qui fait défaut à Married Life : même si les trois protagonistes principaux sont fondamentalement des ordures tranquilles, au cynisme lassé, la jeune Kay est toute sucre et toute miel, naïve et pure – manifestement à raison.
Car l’institution maritale pourrait subir violemment les assauts de la fable amorale et grinçante de ce film qui veut lorgner vers Tennessee Williams ou Woody Allen – hélas, malgré une interprétation impeccable de Chris Cooper et Patricia Clarkson, malgré une jubilation manifeste pour Pierce Brosnan dans le rôle de profiteur tranquille et sans scrupule, la sauce ne prend pas. Malgré une charge en règle contre la sincérité du mariage, l’amour finit toujours par triompher, même au prix d’œillères monumentales acceptées par tous les personnages. Pourtant, on se met à espérer un montage inventif – ou au pire efficace, lors de l’enchaînement entre le dialogue de Harry et Richard sur la conception de l’amour pour Pat, qui ouvre de suite sur Pat exprimant ses convictions : le sexe. Un montage cut, des dialogues plus acérés encore, eussent fait de Married Life une comédie noire grinçante sur le mariage, dans une Amérique des années 1940 où de tels comportement auraient probablement été plus subversifs encore qu’aujourd’hui.
Mais le scénario procède avec une placide tranquillité, même lorsqu’il fait mine d’accélérer, même lorsque ses personnages, tous persuadés d’avoir la situation bien en main, perdent tout à coup pied. Les jeux de faux-semblants s’enchaînent dans un Jeu de l’amour et du hasard, sauce cynique, pour arriver finalement à une conclusion d’une acide ironie, qui eût été bien mieux servie par un scénariste et un réalisateur pourvus d’un véritable talent de satiriste. Married Life finit donc par être un scénario malin et subversif, mais largement sous-exploité, porté par d’excellents comédiens – mais qui reste sclérosé par ses topos théâtraux, et par l’absence de vie de sa mise en scène.