Le retour du refoulé (Good Time)
Comme dans les précédents films des frères Safdie, Good Time pénètre dans la ville pour explorer une âme écorchée – en l’occurrence Nick (Ben Safdie, d’une sincérité désarmante), jeune handicapé mental dont le regard vide révèle la détresse. Au début du film, la caméra effectue ainsi un zoom avant sur un building new-yorkais, puis un zoom arrière sur son visage, opposé à celui d’un psy qui lui fait passer une série de tests cognitifs. L’entretien devient insupportable lorsqu’un souvenir traumatique ressurgit par le biais d’une association de mots. Son visage entier se met ensuite à convulser à mesure que le psy l’incite à fouiller dans ses pires souvenirs, exprimant une souffrance que sa voix inarticulée ne parvenait pas à formuler. Connie, petite frappe du Queens incarné par un Robert Pattinson méconnaissable, arrive alors à point pour libérer son frère Nick, qu’il entraîne dans une tourmente hallucinée.

L’épilogue reproduit les lents mouvements de zoom avant puis arrière de l’exposition, en faisant se succéder les visages de Connie et de Nick, qui apparaissent comme les deux faces d’une même pièce. Les sublimes nappes mélancoliques d’Oneohtrix Point Never accentuent la douleur occasionnée par la séparation des deux frères : tandis que Connie est arrêté par la police, Nick retrouve l’établissement spécialisé du début. Là-bas, il participe à un exercice consistant à traverser la pièce à chaque fois qu’il se reconnait dans une phrase. Tandis que les autres patients se mettent en mouvement, Nick reste immobile et perdu à l’arrière-plan jusqu’à ce qu’une parole (« Traverse la pièce s’il y a un membre de ta famille avec qui tu ne t’entends pas ») lui permette d’avancer. En coupant le cordon avec Connie (« Je veux défaire ces liens qui m’entravent / ces cordes qui me retiennent », chante Iggy Pop), il trouve enfin sa propre voie. La séparation d’avec ce frère, aimant mais toxique, se révèle alors aussi douloureuse que libératrice.
Chloé Cavillier
A little embellishment (Love is Strange)
Aux trois quarts de Love is strange, Ben (John Lithgow) et George (Alfred Molina) sortent d’un concert de musique classique et discutent de l’interprétation d’un morceau d’Henryk Wieniawski. George trouve dommage que le morceau ait été « embelli » par la pianiste, alors qu’il est déjà très « romantique ». À l’inverse, Ben, moins connaisseur (George est professeur de piano), a la larme à l’œil. « I’m not like you », dit-il, « I prefer a little embellishment ».

Après la mort de Ben, on n’a pas tellement besoin d’embellissement non plus. Pourtant, le film s’achève au crépuscule avec Joey (Charlie Tahan), encore sous le coup de l’émotion, qui rejoint son amie et descend une rue de Brooklyn en skate. La scène est très découpée, alternant travellings avant et travellings arrière à plusieurs échelles, lumière aveuglante du soleil et peaux orangées, sur une berceuse de Chopin et sans son direct. Soit un peu d’embellissement qui rompt avec la sobriété du film. Pour faire le deuil de Ben et lui rendre hommage, Ira Sachs adapte ainsi sa mise en scène en fonction de la sensibilité du personnage. C’est une idée bouleversante qui participe à la grandeur de ce mélodrame, signé par l’un des auteurs les plus précieux du cinéma indépendant américain.
Marin Gérard
La beauté d’Henri (L’Inconnu du Lac)
Sur la rive d’un lac où des hommes se draguent et bronzent nus, le pénis échoué sur une cuisse, l’un d’entre eux reste à l’écart : c’est Henri (Patrick d’Assumçao), un petit homme rond qui garde ses vêtements, assis comme un bonze sous un arbre au bord de l’eau. Frank (Pierre Deladonchamps) prend bientôt l’habitude de venir discuter avec lui avant d’aller se trouver un partenaire sexuel. À l’image d’Henri, les scènes de dialogue entre Frank et lui forment un véritable îlot à l’intérieur du film. Souvent filmées dans un simple plan rapproché où les deux personnages restent côte à côte, leur fixité s’oppose à l’incessant ballet des corps errants en quête d’ébats. À la place des étreintes filmées par ailleurs, les mots deviennent pour les deux hommes le lieu même où finit par éclore un sentiment amoureux. Par ce dispositif très simple où l’espace de la plage se divise en deux sections (l’une où Henri s’isole et l’autre consacrée à la drague), Alain Guiraudie met en place des temporalités différentes du sentiment entre lesquelles navigue Frank, qui éprouve en même temps une passion physique dévorante pour Michel, un bel homme athlétique qui vient d’assassiner son précédent amant. À l’inverse de ce monde de la drague où l’objet du désir paraît dangereusement « jetable » et interchangeable, métaphore d’une critique des rapports de prédation dans la société contemporaine que l’on retrouvera dans Rester vertical, les séquences entre Frank et Henri rappellent l’innocente amitié du Petit Prince de Saint-Exupéry avec un renard (où le Petit Prince devient l’ami de l’animal à force de le voir tous les jours au même endroit) et donnent lieu à un lent marivaudage. Henri a beau affirmer qu’il ne « drague pas » et Frank parler d’un autre homme, le cinéaste oppose les corps aux discours, filmant les regards furtifs de Frank sur son voisin et les postures gênées de ce dernier. Cette mise en scène de la naissance du désir pour Henri est au fond le cœur du film, tant elle incarne la révolte politique et esthétique du cinéaste. Un seul et unique plan la résume : tout à coup, la caméra adopte le point de vue subjectif de Frank en train de contempler son voisin de profil. Le visage rond du cinquantenaire, ses petites rides au coin de l’œil, la roseur de son teint, ses cheveux clairsemés perlés de sueur sont autant de détails qui constituent un portrait incroyablement sensuel, à rebours des codes esthétiques actuels. La distance méfiante du cinéaste à l’égard du consumérisme s’incarne ainsi dans un beau geste pictural où se révèle la secrète magnificence des corps ronds et vieillissants.
Juliette Goffart
L’hospitalité (Cemetery of Splendour)
Deux femmes explorent un palais invisible dans un parc thaïlandais quand, au mitan de leur visite, un plan censé dévoiler un sol de pierre rose ne donne à voir qu’un amas de feuilles mortes. Si Jenjiras (Jenjiras Pongpas) affirme n’avoir jamais vu du marbre d’une telle couleur, rien n’apparaît à ses pieds et la balade suit son cours. Dans l’œuvre récente d’Apichatpong Weerasethakul, la forêt est devenue cet environnement composite qui, tel un fond vert, s’ouvre à tous les possibles : sous la surface d’un imaginaire désormais connu (nature omniprésente, corps au repos, dialogues feutrés) se cache un ensemble de strates propices à l’illusion. Comme dans d’autres films de sa filmographie, cette séquence tend à inclure d’autres modalités d’existence à l’intérieur du réel, qui peuvent autant prendre forme (les rêves de soldats endormis sont au début du film interprétés au moyen de signaux lumineux, tandis qu’un ectoplasme traverse plus tard un plan de ciel) que rester affaire de hors-champ (le palais, mais aussi des contes et légendes issues du folklore thaïlandais). En Asie du Sud-Est, cette cohabitation avec l’immatériel n’a rien d’exceptionnelle : elle prend racine dans le culte des ancêtres au Vietnam et au Cambodge, ou dans celui des maisons des esprits en Thaïlande et au Laos. Ces pratiques animistes donnent à l’intérieur du foyer une place pour les esprits des défunts, qui font toujours partie de la famille après leur disparition. Nourri par ces traditions ancestrales, Cemetery of Splendour accueille les rêves et les fantômes de manière à perpétuer cette même hospitalité à l’égard de l’invisible. Un manifeste en faveur de ces mondes imperceptibles qui n’en reste pas moins menacé par la hantise de l’autorité : durant l’exploration du palais imaginaire, le duo croisera des écriteaux placés dans le parc par le gouvernement.
Corentin Lê
Chats (Inside Llewyn Davis)
Tout au long du film des frères Coen, le personnage de Llewyn Davis est associé à des chats, jamais les mêmes, mais d’apparences semblables. C’est d’ailleurs un fondu enchaîné entre la silhouette de dos d’un inconnu, qui vient de passer à tabac le héros, et celle d’un chat se faufilant dans un couloir qui introduit, sans que le spectateur ne s’en aperçoive, la boucle temporelle sur laquelle se fonde le récit. On comprendra par la suite que ces présences félines viennent incarner à la fois la quête impossible de Llewyn Davis et tous les fantômes qui l’accompagnent – le nom du premier chat dont il a la garde est révélé à la fin : Ulysse. Au cours d’un trajet somnambulique en voiture, Davis percute un animal. Il se gare immédiatement sur le bas-côté, inspecte le pare-chocs maculé de sang, puis contourne la voiture pour découvrir, à l’orée de la forêt, un chat boitant fuyant vers les arbres. La silhouette lointaine de l’animal est à peine visible, perdue dans la nuit derrière un épais rideau de neige. Son apparition fugitive, presque fantastique, n’est pas uniquement celle d’un spectre, mais métaphorise tout le rapport de Davis à la vie contre laquelle il bute sans cesse ou qu’il laisse filer. Une dimension existentielle explicitée dans la dernière occurrence féline. Dans la rue, Davis s’arrête devant une affiche de The Incredible Journey produit par Walt Disney. On y voit un siamois se déplaçant devant deux chiens en retrait. La caméra des frères Coen s’attarde un instant sur l’animal, avant de zoomer lentement sur le slogan en haut de l’image : « A fantastic true-life drama ». Avec humour et ironie est ainsi soulignée la dimension initiatique du road movie (le terme de « journey » pouvant faire allusion à la fois à un voyage géographique et à un cheminement intime). Grâce à cette ultime référence, les Coen convoquent aussi le souvenir marquant de la fuite du chat blessé, à travers le scintillement lumineux se reflétant sur l’affiche, à la manière de la chute des flocons la nuit de l’accident.
Thomas Lequeu
Le géant courbé (Lincoln)
Avant de mettre fin à l’esclavage et par extension à la Guerre de Sécession qui déchire les États-Unis d’Amérique, Abraham Lincoln doit mettre au lit son benjamin endormi, une action en apparence anodine, mais qui permet à Spielberg de condenser en une scène les différentes facettes du président et, plus loin, de son cinéma. Lincoln n’est d’abord qu’une ombre qui illumine le sol où le garçonnet s’est assoupi – une ombre rectiligne et imposante, qui renvoie à l’image statufiée de Lincoln à la fin de Vers sa destinée de John Ford, mais aussi l’ombre du père, figure problématique chez Spielberg et qui hante sa filmographie. Or, au sein de ce petit salon où les somptueux clairs-obscurs de Janusz Kaminski s’accompagnent de halos fantasmagoriques (les flammes de la cheminée et des lampes semblent comme déborder), l’ombre va se dissiper en deux temps. Le visage de Lincoln s’extrait d’abord de la pénombre pour éclairer et observer des photographies de jeunes esclaves, puis la figure voit sa rectitude brisée, lorsqu’elle rejoint le garçon assoupi. Lincoln fait alors un geste bouleversant : de sa main, il écarte doucement les soldats de plomb posés sur la carte près de son fils, et s’allonge face à lui, recroquevillé, pour libérer son front et y déposer un baiser. L’enfant se réveille alors et Lincoln pivote pour qu’il puisse le porter sur son dos jusqu’à sa chambre. Toute la trajectoire du film est synthétisée dans l’enchaînement des actions : un Lincoln démythifié, pragmatique mais mu par une indéfectible conviction, s’attaquera à l’abolition de l’esclavage (les photographies) pour mettre fin à la guerre (les soldats), et laissera à ses enfants l’héritage d’une nation ressoudée. D’où que la séquence s’achève sur un détail qui nourrit la peinture de l’intimité entre un père et son fils, tout en pointant que l’accomplissement de tout devoir paternel, aussi petit soit-il, implique un sacrifice. Tandis que les personnages s’avancent dans le couloir, la caméra revient sur le sol, pour révéler que le président a laissé derrière lui sa paire de chaussons.
Josué Morel