Agnès Varda met autant de soin à conserver le patrimoine cinématographique de Jacques Demy qu’à préserver l’état d’esprit de son univers, son « monde en-chanté » comme on se plaît à le définir. Deux après le très beau coffret DVD qui permettait enfin de redécouvrir l’intégralité de sa filmographie, ce Jacques Demy sorti aux éditions de la Martinière est un nouvel objet (d’art) que se doit de posséder tout amoureux du cinéaste nantais. Un livre aussi agréable à lire qu’à regarder, à l’image de sa couverture qui scintille telles les robes des Demoiselles de Rochefort.
Cet ouvrage est avant tout un livre de famille. Supervisé par Rosalie Varda (qui travailla en tant que costumière sur de nombreux films du cinéaste), il s’ouvre sur une préface hommage de Mathieu Demy. L’abécédaire original qui orne chaque paragraphe est déjà un voyage dans les limbes de l’imaginaire, comme si une force créatrice touchait toutes celles et ceux qui s’essaient à parler du cinéaste nantais. Aux détours d’anecdotes, Mathieu Demy revient sur chaque pièce de la filmographie de son père en montrant comment elles ont marqué son enfance puis son adolescence, au point de lui donner lui aussi le goût de faire du cinéma. On retrouve également l’esprit ludique d’Agnès Varda par le biais de ces cartes postales glissées en troisièmes de couverture, mots d’amour adressés à Jacques au cimetière de Montparnasse dont on retiendra ce très émouvant passage : « Si la belle et rousse Yvonne avait refusé de s’appeler Madame Dame, moi j’ai bien aimé être la moitié d’un Demy. »
Le corps de l’ouvrage consacre un chapitre à chaque film de Demy, de ses premiers courts-métrages au dernier musical Trois places pour le 26. L’appareil iconographique, soigneusement choisi, mêle photogrammes et photos d’exploitations dans une mise en page épurée qui privilégie les grands formats. Tout n’est pas inédit, certes, mais on prend un réel plaisir à se balader dans le panthéon des personnages façonnés par Demy via des tirages qui rendent justice à son travail constant sur la photographie et les jeux de couleur. On découvre également des documents d’archives plus rares comme des extraits manuscrits de chansons, de partitions de Michel Legrand ou bien des polaroïds de séances d’essayage de costumes. Fragments de son univers, les légendes font appel à des citations de Demy ou de ses collaborateurs pour ouvrir de nouvelles perspectives ou nous donner une petite clé sur ses méthodes de travail. Le livre a également retenu que le travail de Demy repose énormément sur l’intertextualité : à celle de ses pères de cinéma (comme Visconti, Cocteau) mais aussi à sa propre filmographie. De Nantes à Cherbourg, ses propres films se font échos dans ce qui s’apparente à une nouvelle comédie humaine en cinémascope. Logiquement, l’ouvrage pointe ces effets de correspondance pour mieux mettre en miroir les papiers peints de La Naissance du jour avec ceux des Parapluies…
Si le travail d’édition est sans aucun doute le point fort du livre, ce dernier n’en occulte pas pour autant l’analyse critique. Chaque film est ainsi accompagné d’un synopsis détaillé et d’une courte analyse d’Olivier Père (aujourd’hui directeur du Festival de Locarno). Fort heureusement, ce dernier évite le piège de la présentation plate et factuelle. Il parvient en quelques paragraphes à nous faire sentir les réels enjeux esthétiques et thématiques de chaque pièce de la filmographie de Demy tout en ouvrant des pistes qui, jusque-là, n’étaient guère explorées comme la transgression, l’homosexualité (voire la transsexualité)… Il n’hésite pas non plus à reconnaître les « ratés » des derniers films. Le parfait équilibre entre chacun des chapitres nous donne l’avantage de ne pas se sentir écrasé par les œuvres phares comme Les Parapluies et Les Demoiselles, et d’offrir – enfin – une vraie lecture de la deuxième partie de l’œuvre du cinéaste. Certains films y gagnent ainsi en visibilité, on pense par exemple à Model Shop, suite hollywoodienne de Lola, ou au Joueur de flûte, conte qui a autant de noirceur que Peau d’Âne avait de fantaisie. C’est l’une des premières fois que l’on a vraiment l’impression d’avoir une approche globale et non biaisée de l’œuvre de Demy. En effet, paradoxalement, l’appareil critique qui lui a été consacré reste assez réduit et timide. Les deux ouvrages de référence (celui de Jean-Pierre Berthomé et celui de Camille Taboulay) étaient certes de bonnes entrées en matière, documentées et baignées d’un vrai amour pour le cinéaste, mais n’abordaient pas de front certaines thématiques et avaient un peu de mal à se dépatouiller des derniers films. Du coup, même Les Parapluies de Cherbourg où les filles-mères, en pleine guerre d’Algérie, se marient à de riches bijoutiers, finissait par avoir un aspect édulcoré. Certains diront que Varda a pu contribuer à cette censure contrôlée qui a enjolivé l’univers de Jacques Demy. Depuis Les Plages d’Agnès, elle a prouvé qu’elle pouvait lâcher du lest, invitation implicite faite à la critique pour enfin oser aborder la face souterraine du cinéaste. Les analyses d’Olivier Père sont complétées par des notules de la très sympathique Marie Colmant (journaliste notamment pour la Matinale de Canal+ et France Inter), grande passionnée de Demy. Elle se livre pour chaque film à des escapades tantôt érudites tantôt délicieusement futiles, qui achèvent de souligner la modernité et les zones d’ombre du cinéaste. Bref, ce nouveau Jacques Demy est un très bel hommage à l’univers du cinéaste nantais, à savourer bien entendu en écoutant du Michel Legrand !