Les Allemands ont eu « Lola Marlene », les Français « Lola Aimée ». Avant de rencontrer internationalement le succès avec Les Parapluies de Cherbourg, Jacques Demy nous offrait avec Lola une merveille de poésie placée sous l’égide d’Ophuls et de Visconti. En guêpière et chapeau haut de forme, Anouk Aimée y trouvait son rôle le plus emblématique tandis que Michel Legrand, le complice de toujours, y faisait ses premières gammes. Le film ressort aujourd’hui dans une nouvelle version restaurée qui rend parfaitement justice aux très belles images de Raoul Coutard. L’occasion de se rendre compte aussi que Lola est bien l’œuvre mère à l’origine de la comédie humaine du cinéaste nantais. Mais la magie et la grandeur de Lola, c’est surtout de réussir à nous faire sentir, derrière le noir et blanc et le parlé, l’esprit de la comédie musicale que le film aurait dû être.
Avant d’être en noir et blanc et, par certains égards, muet (le film est tourné sans son et complètement post-synchronisé), Lola s’appelait Un billet pour Johannesburg et se rêvait en Scope, en couleurs et en musique. Après quelques courts-métrages remarqués, Demy veut, en effet, tourner à Nantes, sa ville natale, son premier long-métrage avec Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant. Mais la perspective d’un musical à la française, sans véritable vedette, n’enthousiasme guère les producteurs. Grâce à Jean-Luc Godard, il parvient à intéresser Georges de Beauregard qui a comme politique de produire au moindre coût. Demy se résigne à faire quelques concessions formelles et à abandonner la comédie musicale. « Il a bien fallu qu’au lieu de faire de la peinture, je fasse du fusain ou du dessin. Travailler avec le noir et blanc puisque c’étaient les deux seules couleurs que j’avais à ma disposition », reconnaît-il. Demy reprend à son avantage ces contraintes matérielles et parvient à réaliser un film d’une extrême poésie et surtout magnifiquement stylisé. Les personnages évoluent ainsi dans le noir et blanc superbement photographié par Raoul Coutard, un noir et blanc contrasté, voire brûlé, comme pour mieux créer un climat d’irréalité où les rêves les plus fous peuvent se réaliser.
Fortement influencée par Nuits blanches de Visconti, Lola en retient les principaux motifs revisités au clair-obscur de l’imaginaire de Demy. La blonde et naïve Maria Schell laisse la place à Lola (Anouk Aimée), danseuse de cabaret qui, de lever de jambes en marins de passage, attend le retour de son grand amour. En chemin, sa route croise celle d’un ami d’enfance, Roland Cassard (Marc Michel), l’éternel rêveur qui finit par tomber amoureux d’elle. Ce dernier fait aussi la connaissance de Mme Desnoyers (Elina Labourdette qui a joué notamment dans Les Dames du bois de Boulogne) et de sa fille Cécile qui vit un amour platonique avec un marin américain. Encadré par une ouverture et une fermeture à l’iris, Lola trouve dans la ronde son moteur scénaristique et multiplie les rencontres croisées, rendez-vous ratés et retrouvailles inespérées. Le principe de répétition est une donnée clé qui se traduit notamment par des effets de miroirs ou de projection entre les personnages. Ces mouvements circulaires sont d’autant plus flagrants qu’ils se poursuivent au-delà du film lui-même. Comme s’est plu à le reconnaître Demy, Lola est ainsi le point de départ d’une comédie humaine cinématographique. On retrouve ainsi Roland Cassard dans Les Parapluies de Cherbourg. Mme Desnoyers est évoquée au détour d’une conversation dans Les Demoiselles de Rochefort. Lola finit prostituée à L.A. dans Model Shop après avoir été découpée en morceaux à Rochefort. Quant à la ville de Nantes, elle sert de théâtre à Une chambre en ville, l’un des films les plus personnels de son auteur.
Revoir Lola aujourd’hui, c’est se rendre compte à quel point le film porte déjà en germe les motifs qui vont éclore dans les œuvres à venir. Ces marins que l’on dirait sortis de Un jour à New York, ces femmes saintes-putains héritières de l’Ange bleu, ces couples mère-fille qui défilent dans les rues nantaises, ne cesseront d’orner le cinéma de Demy, à tel point qu’ils sont aujourd’hui les premiers clichés qui viennent à l’esprit quand on parle du cinéaste. Construit sur trois journées, le film est également guidé par une course inéluctable, presque tragique, du temps, comme le seront plus tard Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort ou encore Lady Oscar. Lola, la femme toujours pressée, en est, d’ailleurs, la meilleure représentation. Demy pose aussi les principes de son espace cinématographique, un espace confiné – en l’occurrence celui d’une ville de province qui procure l’ennui — dont tous les personnages, happés par un hors-champ plein de promesses, cherchent à s’échapper. On retrouve déjà le goût de Demy pour l’ambivalence et cette naïveté feinte traversée par une once de transgression. La sur-féminisation de Lola (voire son érotisation) contraste ainsi avec son idéal d’un amour romantique. De même, que dire de la respectable Mme Desnoyers dont on apprend qu’elle a eu sa fille, Cécile, avec le frère de son mari ? Enfin, le dénouement du film, avec le retour tant attendu de Michel (que l’on aurait peut-être aimé incarné par un acteur plus charismatique que Jacques Harden), prend les allures de final de conte de fées, genre plusieurs fois exploré par Demy.
Lola a beau être l’un des rares films « parlés » de Demy, il a déjà beaucoup de « l’en-chanté » des comédies musicales qui feront la notoriété de son auteur. Et c’est bien là toute sa magie. En effet, ce que Demy ne peut obtenir – les moyens de se livrer entièrement au genre qu’il affectionne – il l’esquisse. Faute de chant, il travaille ainsi la musicalité du langage de chacun de ses personnages (le phrasé sensuel et particulier d’Anouk Aimée, l’accent de Frankie, la gouaille de Cécile digne héritière de la Zazie de Queneau). Séquence phare du film , la Chanson de Lola (dont les paroles sont signées Agnès Varda) est sans conteste le numéro qui touche au plus près la comédie musicale. Comme dans la « backstage comedy », il est motivée par une répétition et la mise en scène très précise de Demy montre clairement sa volonté de rattacher la séquence au genre. Par un jeu de rupture dans le cadrage et l’appréhension du champ sonore, Demy crée une scène artificielle et un hors-temps où Lola, regard face caméra, peut se chanter au spectateur. Cette chanson est aussi la première composition de Michel Legrand et le début d’une longue collaboration avec Jacques Demy, puisqu’à quelques exceptions, il a donné la couleur musicale de tous ses films. Pour la petite histoire, c’est d’abord Quincy Jones qui devait composer la musique de Lola. Mais, en plein tournage, le musicien fait faux bond. Lors du tournage de la Chanson de Lola, faute de musique, Anouk Aimée est obligée de scander son texte. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’une marchande de disque du passage du Lido à Nantes, présente Michel Legrand à Demy. Le musicien a alors la lourde tâche d’écrire a posteriori la Chanson de Lola. « Ça a été un problème épouvantable. Il a fallu que je suive le rythme de la bouche et du texte et que j’écrive une musique, que j’enregistre la chanson avec une autre chanteuse [Anouk Aimée est, en effet, doublée dans cette séquence], de façon à ce que ça ait l’air de quelque chose de chanté. C’était presque infaisable. Mais on l’a tout de même fait », raconte-t-il. Et sans le savoir, Demy et Legrand expérimentent déjà le parlé-chanté qui prendra réellement forme dans certaines séquences des Parapluies de Cherbourg.
Plus généralement, la musique est omniprésente dans Lola. On pense au blues joué à la guitare par Frankie, aux disques que les personnages mettent, aux chansons populaires chantonnées (Sacha Distel), au ragtime du cabaret qui habite les plans d’ensemble sur la devanture de l’établissement et dont les mesures semblent attirer les marins de passage. De même, la musique extra-diégétique n’est jamais utilisée à titre gratuit ou illustratif. Elle structure le récit et, par des effets d’échos ou d’annonce, devient un élément dramatique à part entière. Ce point est particulièrement sensible lorsque l’on étudie comment le thème musical de Cassard et de Lola voyage à travers le film. Les premières mesures de ce thème apparaissent dès le début, lorsque Cassard, ignorant la rencontre à venir avec son amour de jeunesse, avoue au Café, dans un état spleenétique, que la province l’ennuie. Nous réentendons ce thème quand Cassard est dans sa chambre et qu’il ouvre un dictionnaire anglais. Il tombe sur les mots « like, likely, likeness » ; or il vient de rencontrer la petite Cécile qui lui a subitement rappelé Lola. La musique a ici un effet d’annonce car quelques minutes plus tard, Cassard tombe « comme par hasard » sur Lola, dans le passage Pommeraye et ce, sur la même mélodie. Enfin, c’est sur ce thème que Cassard et Lola se font leurs adieux à la fin du film.
À côté de ce travail autour de la musicalité, Demy s’amuse à chorégraphier le quotidien. Il nous montre le ballet de la rue et des gens ordinaires, tous à la recherche du même bonheur, d’un Idéal qui les dépasse. Les scènes entre Frankie et Cécile (qui veut être danseuse, comme Lola) sont peut-être les plus révélatrices, d’autant que dans la première version du scénario elles devaient toutes êtres dansées. Leur première promenade a lieu dans une fête foraine désertique et sans activité qui a quelque chose d’un no man’s land. L’espace est donc propice à la danse. Cette impression est confortée lorsque les personnages se quittent puisque la caméra utilise un cadrage typique des comédies musicales : un plan très large à la grue et en plongée. Lors de leur second rendez-vous, Jacques Demy reprend exactement le même cadrage (la plongée) mais cette fois-ci dans une fête foraine en pleine activité. Petit à petit, la réalité s’écarte pour offrir aux personnages un temps et un espace à eux, comme l’exprime la rupture du champ sonore diégétique auquel vient se substituer une musique extra-diégétique : le prélude de Bach. Les plans sont filmés au ralenti pour styliser les mouvements de Frankie et Cécile. Lorsqu’ils sortent de la chenille, le marin porte la jeune fille pour l’extraire du manège avec la grâce d’un danseur. En outre, la fête foraine semble un espace difficile à localiser. Lors des adieux finaux, Cécile quitte le cadre par le bord bas droit. Un cut nous ramène alors dans la rue, à deux pas de l’appartement de Mme Desnoyer. Cécile rentre dans le champ par le bord haut gauche, donnant l’impression, en dépit de toute vraisemblance, que l’espace de la fête foraine et de la rue sont contigus. La présence du prélude de Bach fait d’abord lien entre les deux espaces en abolissant toute rupture et toute ellipse ; puis progressivement les bruits de la rue réapparaissent en fondu.
Au milieu du film, lorsque Cassard se rend chez le trafiquant-coiffeur, il sort d’abord d’un magasin de musique ; puis il passe devant une école de danse. Des gros plans sur les enseignes des établissements font alors apparaître à l’écran les mots « musique » et « danse ». Ce clin d’œil ironique est un moyen pour Demy de reconnaître, qu’à défaut d’aborder totalement et concrètement la comédie musicale, il peut au moins en avoir une approche spirituelle. On pourrait même être tenter de dire que Lola nous donne « l’idée » de comédie musicale, pour reprendre le qualificatif avec lequel, quelques années plus tard, Godard décrit son film Une femme est une femme. En effet, en 1962, ce dernier tourne, avec une partie de l’équipe artistique de Demy (Legrand, Evein et Coutard), ce qui s’apparente à une velléité de film musical, où les archétypes du genre sont convoqués pour mieux être détournés. L’exemple le plus frappant est la chanson d’Anna Karina, complètement cassée par des effets de montage-son qui dissocient la voix de son accompagnement pianistique. Il reste néanmoins une différence de taille entre les deux réalisateurs. Pour Godard, la comédie musicale de l’âge d’or hollywoodien est morte. Du coup, sa poétique de déconstruction est l’expression d’un genre arrivé « à bout de souffle », genre lui-même mis à distance par le traitement spécifique du cinéaste. La convocation des effets les plus topiques et typiques suffit à appeler le genre dans ce qui s’apparente à un jeu, certes agréable, mais forcément stérile car autophage, d’auto-référence/réflexion du genre sur lui-même. Demy, au contraire, est loin d’être dans une perspective « nostalgique » ou d’hommage. Il veut participer à l’histoire du genre en se le réappropriant et en le dépassant afin d’y faire émerger son propre style. Et c’est bien en cela que, loin de présenter les vestiges d’un genre, Lola établit au contraire les fondations du cinéma « en chanté et en dansé » qui trouvera sa pleine expression dans Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort ou Une chambre en ville.