Vous pensiez que dans le monde de Jacques Demy, on se contentait de danser ses joies et de chanter ses peines, de replacer son talon dans son escarpin d’un geste gracile, de réajuster sa coiffure de temps en temps, de fumer la pipe en cachette en se gavant de pâtisseries ? Vous pensiez que c’était un monde innocent, inoffensif, espiègle tout au plus – et pour tout dire : niais ? Vous étiez loin d’avoir tout vu.
La vision de l’univers de Jacques Demy la plus répandue est celle d’un univers pimpant aux allures de bonbonnière acidulée, propre à susciter l’émerveillement, l’agacement, le mépris ou l’appréciation au second degré par le culte du kitsch. À l’opposé, nombre d’exégètes se sont employés à mettre à jour les parts de pessimisme et de transgression que cet univers recèle incontestablement, dans l’espoir de rendre honorable un cinéma mal (re)connu, coupable du délit de légèreté. En fait, aussi loin de la noirceur absolue que de la pure mièvrerie – ou plutôt en constant déplacement entre ces deux pôles –, l’œuvre de Demy est en quelque sorte « trop rose pour être honnête ».
Tout en tensions, ruptures, passages, hybridités, ambiguïtés, cet univers impur et intense a pu être baptisé demy-monde. Heureuse appellation pour une esthétique qui semble à première vue celle d’un démiurge bâtissant un monde clos sur lui-même, et qui pourtant garde toujours un pied sur terre, dans le monde réel, préférant le colorer et l’enchanter plutôt que de le fuir. Heureuse appellation, aussi, dans la mesure où l’expression demi-monde désignait autrefois la société des femmes légères, aux mœurs équivoques, et de ceux qui les fréquentaient. Or, au-delà des superficielles apparences, la sexualité tient une place primordiale chez Demy : importance fondamentale du désir, transgression des interdits, sublimation puis assomption progressive du corps, exploration des limites du genre… Entre puritanisme et haine des tabous, équivoque et franchise, maladresse et culot, se joue dans son œuvre quelque chose de passionnant qui a été relevé çà et là, mais n’a pas encore fait l’objet, à ce jour, d’une véritable synthèse. C’est donc sous cet angle que nous revisiterons ici cette œuvre faussement légère, parfois cruelle, souvent désenchantée et plus singulière qu’on ne le croit.
L’inceste
Preuve première – et souvent repérée par les commentateurs – que l’univers de Demy n’est pas aussi inoffensif qu’il n’en a l’air : l’omniprésence de cette tentation, plus ou moins clairement formulée, présentée sous diverses formes, directes ou indirectes, de l’inceste symbolique à l’inceste consommé.
Inceste comme tabou dont on se moque dans des déclarations d’intention au fond sans conséquence : dans La Luxure, court métrage réalisé dans le cadre du film à sketches Les Sept Péchés capitaux (sorti en 1962), le jeune Jacques (Laurent Terzieff) drague les inconnues dans la rue d’une bien étrange manière : « Caroline, ma cousine ! Vous rencontrer ici, dans ce tohu-bohu ! Ma vertu, mon cœur, ma sœur, accomplissons ensemble cet inceste dont je rêve depuis le sein maternel… »
Inceste sous-jacent, psychologique ou approximatif davantage qu’effectif. Dans Lola (1961), premier long métrage de Demy, le vrai père de la petite Cécile s’avère être son oncle Aimé, beau-frère de sa mère. Dans un même ordre d’idées, le Simon Dame (Michel Piccoli) de la fameuse comédie musicale Les Demoiselles de Rochefort (1967) ressent un « petit agacement du côté du cœur » au départ de Solange (Françoise Dorléac), dont il ignore qu’il s’agit de sa belle-fille. Selon Jean-Pierre Berthomé, qui a consacré à Jacques Demy une thèse et une monographie de référence (la première), si dans Lady Oscar (1978), le général de Jarjayes, dont la femme meurt en mettant au monde son énième fille, décide d’élever cette dernière comme un garçon, c’est « pour, peut-être, écarter la possibilité de la désirer ». Berthomé exagère quelque peu dans ce cas, mais s’il exprime cette hypothèse, c’est bien parce que l’on trouve dans d’autres films de Demy des manifestations franchement troubles de l’inceste.
Un roi qui, à la mort de sa reine, à laquelle il a promis de n’épouser qu’une femme plus belle qu’elle, songe à se marier avec sa propre fille : le conte de Perrault Peau d’Âne est connu pour traiter de ce désir consanguin, surtout depuis les fameuses interprétations psychanalytiques de Bruno Bettelheim. En 1970, Demy en donne une version insolente, pleine d’allusions pour adultes et de dialogues savoureux. Au roi (Jean Marais) qui lui demande conseil, le vieux savant du royaume répond : « Il est écrit ici que toutes les petites filles à qui on pose la question “Avec qui veux-tu te marier quand tu seras plus grande ?” répondent immanquablement : “Avec Papa”. » Soit dit en passant, la fée des Lilas (souveraine Delphine Seyrig), marraine de la princesse (Catherine Deneuve), se comporte avec elle comme une mère, mais, lorsqu’elle lui conseille de fuir le royaume vêtue d’une peau d’âne après lui avoir chanté une délicieuse chanson (« Mon enfant, on n’épouse jamais ses parents ! »), agit davantage par jalousie – puisqu’un rapport trouble semble la lier au roi – que par bienveillance… Dans Une chambre en ville (1982), splendide opéra maladif, la veuve Langlois (Danielle Darrieux), plus encore que de la mort de son colonel de mari, est désespérément inconsolable de celle de son fils, dont elle cultive complaisamment le souvenir et dont elle garde la chambre fermée à clé.
Elle n’est pas non plus insensible aux charmes de Guilbaud (Richard Berry), l’amant de sa fille Édith (Dominique Sanda). Ce qui n’est pas sans évoquer, comme le remarque encore Berthomé, « la situation de ces autres mères encore coquettes, Mme Desnoyers [dans Lola], Mme Emery [dans Les Parapluies de Cherbourg, 1964], la femme du bourgmestre du Joueur de flûte [1972], qui rivalisaient plus ou moins consciemment avec leur fille pour la conquête d’un homme beaucoup plus jeune qu’elles. » Mais on retrouve ici une des formes indirectes de l’inceste évoquées plus haut.
En 1985, Demy réactualise maladroitement le mythe d’Orphée avec Parking, dans lequel Hadès (Jean Marais) est, comme il se doit, marié à sa nièce Perséphone (Marie-France Pisier). Traversé de quelques notes étranges, le film est néanmoins un ratage quasi intégral : la mythologie y perd tout intérêt, la modernisation est systématique et peu inspirée, aucun thème n’y déploie une quelconque puissance. Plus gonflé et convaincant – bien qu’inégal – est Trois places pour le 26 (1988). Yves Montand (dans son propre rôle), de retour à Marseille pour y jouer un spectacle sur son passé – c’est-à-dire ses origines – tout en espérant secrètement y retrouver un ancien amour, couche avec la jeune Marion (Mathilda May), laquelle a remplacé au pied levé sa partenaire et maîtresse, enceinte. Ni l’un ni l’autre ne savent encore qu’ils sont père et fille, l’amour secret du premier s’avérant être la mère de la seconde… Lorsqu’elle en prend conscience, Marion débarque à la gare, où elle doit partir en tournée avec Montand, accompagnée de sa mère (Françoise Fabian) ; elle les « offre » l’un à l’autre dans une sorte de reconquête extrémiste de la cellule familiale. Audace tranquille, absence de culpabilité et de jugement moral : Demy achève sa carrière avec un film bancal mais sur une étonnante vision de l’amour et des tabous.
La représentation de la nudité
Explorons la part visible de l’iceberg : que voit-on du sexe dans l’œuvre de Demy ? Il y a chez lui une nette évolution dans ce domaine, qui suit timidement celle accomplie par le cinéma tout au long des différentes époques qu’il traverse avec lui.
La première apparition de la nudité a lieu dès La Luxure, en 1962 donc, mais sous des formes particulières qui la rendent « acceptable ». D’abord lors des visions baroques de l’Enfer conçues par l’imagination d’un enfant, où, dans des images retravaillées en laboratoire mêlant négatif et positif – ce qui en atténue la dimension explicite –, les damnés, nus, se jettent au ralenti dans une débauche de fourrures et de bijoux en toc. Ensuite par un déshabillage fugitif, à travers le regard fantasque de Jacques, admirateur de Jérôme Bosch, des clients du café où il est attablé avec son ami, l’enfant devenu grand (Jean-Louis Trintignant). Clients qu’il voit tour à tour nus ou sous la forme de squelettes… Nudité associée au péché, à la mort, mais non sans humour : le rapport de Demy à la chose s’annonce ambivalent, placé sous le double signe de la malignité et du puritanisme.
Demy entame alors une période « graphiquement chaste » où se mêlent version personnelle, singulièrement incarnée mais fidèle, du corps glorieux qui était jusqu’alors celui des héros de comédie musicale (Les Parapluies de Cherbourg ; Les Demoiselles de Rochefort), élégante pudeur (Model Shop, suite de Lola réalisée à Los Angeles en 1968), respect du code des films pour enfants (Peau d’Âne ; Le Joueur de flûte) et comique bon-enfant (L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune, 1973).
Le corps nu ne refait sa réapparition qu’en 1979, dans Lady Oscar. Co-production internationale adaptée d’un manga japonais, le film a peu de saveur, mais dans une très jolie scène, l’héroïne éponyme, femme élevée comme un homme, observe ses seins dans un miroir et prend conscience de sa « féminité » longtemps réprimée. Le corps nu : seul élément tangible raccrochant un individu à son sexe ? Nous y reviendrons.
1980. Parenthèse : Demy tourne pour la télévision une adaptation de La Naissance du jour de Colette. Seul se dénude le torse viril de Vial (Jean Sorel), objet érotique face auquel l’écrivaine (Danièle Delorme) reste de marbre : fidèle en cela à Colette, Demy évoque la paix atteinte par la femme d’âge mûr renonçant à la comédie de la séduction et, conséquemment, au sexe.
Deux ans plus tard, Édith, héroïne de l’étonnant Une chambre en ville, dévoile deux fois son sexe et ses seins nus sous son manteau de fourrure… La première fois involontairement, malmenée par son mari Edmond (Michel Piccoli) ; la seconde de son plein gré, pour racoler Guilbaud, l’ouvrier dont elle s’éprendra éperdument. Les deux amants apparaissent alors, cadrés à la taille, nus dans le lit où ils ont fait l’amour. D’instrument de scandale et de subversion, la nudité du corps devient un état tout à fait naturel, agréable, avec toutefois un léger inconvénient : « Donne-moi mon manteau, j’ai un peu froid… » Ce rapport un peu plus serein au corps, on le retrouve lors des scènes d’amour de Parking, où Orphée et Eurydice apparaissent torses nus de face, entièrement nus de dos, ainsi que dans Trois places pour le 26, où Marion se glisse nue hors des draps du lit où elle a passé la nuit avec son père.
L’ « œuvre de chair » et l’enfantement
Cette thématique est évidemment liée à la précédente : le dévoilement du corps dans l’image ne va pas sans la modification d’un rapport plus ou moins puritain à l’égard de ce qu’il accomplit depuis la nuit des temps en interaction avec les autres corps… (Encore que voyeurisme et puritanisme puissent par ailleurs très bien s’accorder, mais ce n’est pas réellement le cas ici.)
Dans Les Parapluies de Cherbourg, magnifique mélodrame chanté, la censure visuelle de l’acte sexuel n’empêche pas le film d’être explicitement habité par la question. Dans le milieu bourgeois de Geneviève (Catherine Deneuve), on ne plaisante pas avec ces choses-là :
— Mme EMERY : C’est épouvantable ! Enceinte de Guy ? Comment est-ce possible ?
— GENEVIÈVE : Rassure-toi, comme tout le monde !
— Mme EMERY : Oh, ne plaisante pas ! C’est grave !
Chez Elise, la tante de Guy (Nino Castelnuovo), on en parle à peine, avec pudeur. C’est donc un non-dit, auquel renvoie le non-montré du film, souligné par d’emphatiques ellipses : plans lyriques des escaliers, du hall et de la rue de l’immeuble de Guy quand il couche avec Geneviève ; plan ironique du port où retentit la puissante sirène d’un paquebot lorsqu’il couche avec la prostituée (dont on apprend d’ailleurs que le surnom Jenny est un diminutif de Geneviève). La censure chez Demy s’accompagne toujours d’humour, ou d’une expressivité détournée, par exemple par les couleurs (les rouges, oranges, roses que portent Geneviève et sa mère, et que Demy qualifiait de « sexuels » ; la violence du blanc, symbole éculé de pureté, de virginité, porté par une Geneviève enceinte, qui dit surtout, de pair avec le noir de Roland Cassard, la tristesse de la voie bourgeoise empruntée par la jeune fille) ou la musique, dont on peut très bien tenir les envolées lyriques pour une expression de pulsions réprimées.
Demy semble entretenir une obsession de l’enfant sans père. Au cœur de plusieurs de ses films, comme l’a remarqué Camille Taboulay, auteur de la seconde monographie sur le cinéaste, « il y a un enfant qui n’est pas seulement une conséquence de l’histoire mais son origine ». D’après Serge Daney, la grande question du cinéma de Demy est : « D’où viennent les enfants ? » Ce qui se traduit souvent, esthétiquement parlant, par l’enfantement de merveilleux par la réalité, par l’enfantement d’un plan par son précédent. Ou qui prend la forme plus triviale et cocasse, dans Peau d’Âne, d’un âne déféquant l’or et les pierreries qui abondent les caisses du royaume… Ce qui ouvre la porte à une autre thématique : le lien entre sexe et argent, présent à travers les personnages récurrents de prostituées et traité frontalement dans le plus teigneux et le plus revendicatif des films de Demy, Une chambre en ville, charge violente contre la bourgeoisie.
Bourgeoisie et désir
Car il y a chez Demy, du moins jusqu’à un certain point de sa carrière, une dimension de satire sociale repérée par certains (Pasolini, rapportait Jean-Claude Biette, aimait beaucoup Les Parapluies de Cherbourg, notamment « pour sa méchanceté et sa cruauté malicieuse envers les valeurs morales de la petite bourgeoisie ») mais souvent mésestimée. Derrière le cliché de la veuve bourgeoise primesautière qui parcourt ses films se cache par exemple une observation impitoyable des frémissements du désir. Mme Emery, dans Les Parapluies de Cherbourg, est un personnage habité par les contradictions, qui laisse transparaître son incapacité à concilier traditions bourgeoises et désir individuel dans ce que Jean-Pierre Berthomé a qualifié d’« illogisme superbe » : cherchant à convaincre sa fille de ne pas épouser Guy, dont le défaut majeur est de ne pas avoir une situation confortable, elle lui avoue pourtant à demi-mot avoir elle-même manqué un amour de jeunesse…
— GENEVIÈVE : Tu aurais mieux fait de l’épouser.
— Mme EMERY : Tu as raison. Mais tu comprends, je voudrais que tu sois heureuse, que tu ne gâches pas ta vie comme j’ai gâché la mienne…
Avec la même incohérence de discours, elle affirme à sa fille qu’elle est trop jeune pour se marier et pour savoir quoi que ce soit de l’amour puis, quand cette dernière lui reproche de ne justement rien lui apprendre, argue qu’elle-même ne savait rien lorsqu’elle s’est mariée… Face à elle, Geneviève se montre gentiment insolente. Mais son milieu social, dans lequel les mères préservent la virginité (morale comme physique) de leurs filles tout en excitant leur curiosité en faisant valoir l’expérience que, après avoir elles-mêmes été vierges, elles ont finalement acquise au fil des ans – ce milieu social, donc, s’appliquera à réprimer toute velléité maligne, à lisser la jeune fille.
Ce ne sera en revanche pas le cas d’Édith, la fantasque tête à claques d’Une chambre en ville qui défiera sa mère et les convenances jusqu’à la mort. Dans ce film, le personnage d’Edmond, d’une méchanceté inhabituelle dans l’œuvre de Demy, emblématise avec emphase ce que l’artiste, revendiquant volontiers ses origines populaires, semble exécrer dans la bourgeoisie, et qu’il fait d’ailleurs verbaliser, non sans humour, par une baronne soûlée au vin blanc : la possessivité délétère. Avare, jaloux, impuissant, Edmond laisse éclater dans de violentes impulsions ses désirs coupables. « Mon bel amour, ma jolie pute. Je t’aime comme tu es, je t’aime comme un fou ! » : cette réplique dit bien son attirance réprimée pour l’animalité et la rébellion bohème, toute dérisoire fût-elle, que représente sa femme Édith lorsque, drôle d’avatar de la Vénus en fourrure, cette dernière déambule nue sous un manteau. Ce faisant, cette dernière trace un lien avec la Geneviève embourgeoisée qui, à la fin des Parapluies de Cherbourg, arborait un vison, aussi bien qu’avec Peau d’Âne. La femme-animal est une des formes hybrides qui peuplent ce cinéma tenté par le queer…
Trouble dans le genre
Figures du double, contours incertains de la masculinité et de la féminité caractérisent ce cinéma. A quelques exceptions près, les personnages féminins sont centraux, actifs, marquants. Les hommes sont plus généralement velléitaires et passifs. Voir Roland Cassard (Marc Michel), amoureux éconduit par Lola (Anouk Aimée) dans le film du même nom et qui, dans Les Parapluies de Cherbourg, demande à Mme Emery la main de sa fille au lieu de faire la cour à cette dernière. Voir Guy qui, blessé à la guerre en Algérie, rentre boiteux, désabusé, irritable (privé de sa virilité ?), et qui, après une parenthèse dans un bar à prostituées et la mort de sa tante, marraine et mère adoptive Elise, revient à la vie grâce à l’amour secret et patient de Madeleine. Dans Les Demoiselles de Rochefort, Maxence (Jacques Perrin) est un jeune soldat servant dans la Marine, peintre à ses heures, rêvant de son idéal féminin qui, sur l’un de ses tableaux, a les traits de la jumelle Delphine (Catherine Deneuve), blonde platine comme lui. La mère des jumelles, Yvonne (Danielle Darrieux), a quitté jadis son amoureux, homme doux et courtois, parce qu’il s’appelait Simon Dame, soit « Monsieur Dame », ce qui aurait fait d’elle « Madame Dame », appellation trop ridicule à ses yeux…
La question du genre éclate au grand jour dans les années 1970, avec L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune. Marco Mazetti (Marcello Mastroianni), un homme ressentant d’étranges malaises, s’avère être enceint… Les médias s’emparent de ce phénomène qui pourrait être le fruit des modifications hormonales de l’alimentation moderne (!), et célèbrent le nouvel homme, le nouveau père qui se profile à l’horizon. Il a beaucoup été reproché à Demy, qui a tourné deux fins, d’avoir gardé celle où la grossesse s’avère nerveuse (« L’homme enceint, c’était du bidon ! »), réduisant une réflexion troublante sur le genre à une simple parabole écologique doublée d’une satire des médias. Le film n’est de toute façon pas très réussi, un peu paresseux, mais s’il y a dans cette fin une manière de fuir la difficulté, de ne pas aller jusqu’au bout de son postulat, de ne pas affronter son sujet, l’utopie aura pourtant eu droit de cité : à travers des dialogues brillants et ludiques (la grande affaire de Demy, au fond, étant peut-être le langage), des propos résolument féministes auront été tenus et les frontières de sexes en terme de tempéraments, de comportements, de rôles, sensiblement ébranlées.
Lady Oscar offre, avec L’Événement, l’histoire la plus parlante en la matière. Sous le règne de Louis XVI, Oscar-François de Jarjayes est née fille, mais son père, furieux de n’avoir eu aucun fils, décide de l’élever comme un garçon. « Il » grandit avec André, le fils de sa nourrice, puis devient garde de Marie-Antoinette. Oscar éveille un désir trouble chez les femmes et les hommes qui l’entourent et se trouve finalement confrontée à son propre désir : elle est en effet sensible au charme de l’amant de la reine, Axel de Fersen, qui ne sait pas qu’Oscar est une femme et n’en est pas moins troublé par « lui»… Oscar décide de se rendre à un bal vêtue d’une robe blanche, pour capter l’attention de Fersen. Son ami d’enfance André lui avoue alors son amour, qu’elle repousse. Son père, mû par l’appât du gain, décide un jour de « refaire » d’Oscar une femme pour la marier à un comte pervers et cynique qui lui demande de venir en blanc à leurs fiançailles – sous-entendu : de porter la même robe qu’au bal. Oscar paraît bien en blanc, mais en habits d’homme, rompt ses fiançailles et embrasse ostensiblement une femme de l’assistance, suscitant des remous dans l’assemblée. Elle provoque son père désapprobateur en duel (résolution explicite du conflit œdipien au terme de laquelle le père aura pourtant la vie sauve) et finit par accepter l’amour d’André. Si cette résolution de l’histoire d’amour satisfait (encore qu’une fin tragique attende les amoureux…), ici comme dans L’Événement, d’une certaine manière, « les choses rentrent dans l’ordre ».
Exception faite d’Une chambre en ville, Demy semble en effet plus à l’aise dans la calme mise en question des choses que dans leur franche bousculade. Parking est aussi explicite dans sa représentation de la bisexualité que bâclé, et en conséquence ambigu dans son propos. Il faut dire que le film se fait l’écho malaisé de bouleversements dans la vie de Demy : pratique honteuse de l’homosexualité, rupture temporaire d’avec sa compagne Agnès Varda. Orphée, chanteur à succès (atroce Francis Huster), y aime son ingénieur du son Calaïs autant, voire plus, que sa compagne Eurydice. Cette dernière, délaissée, meurt d’overdose, la drogue lui ayant été fournie par un groupe de lesbiennes féministes auquel elle appartenait avant d’aimer Orphée… Demy assume ici une misogynie qui n’étonne qu’à moitié : son féminisme et sa tendresse pour ses personnages, toujours plus complexes qu’ils n’en ont l’air, étaient jusqu’alors la planche de salut d’une fascination pour les stéréotypes, de la donzelle évaporée (Lola / Anouk Aimée, Irène de Fontenoy / Catherine Deneuve dans L’Événement) à la fatale tentatrice (Jackie Demaistre / Jeanne Moreau dans La Baie des anges, Édith dans Une chambre en ville) en passant par l’oie blanche (Madeleine dans Les Parapluies, Violette dans Une chambre) et, bien sûr, par la maîtresse de maison d’âge mûr.
Cette conception quelque peu idéalisée de la femme, sur-sexualisée ou désexualisée, c’est évidemment celle d’une certaine mythologie homosexuelle masculine. Mythologie qui a toujours nourri cette œuvre dont la popularité au sein de la culture gay ne fait pas mystère et dont les figures les plus emblématiques sont ces figurants qui – souvent aux côtés de religieuses (femmes désexualisées, quoique stimulant un imaginaire blasphématoire) – viennent régulièrement hanter le cadre, avec autant de naïveté que d’ironie : les marins. Symboles du voyage, de l’ailleurs, déambulant dans les ports de province qui sont presque toujours le décor des films de Demy, ce sont aussi des objets de désir évoquant immanquablement une iconographie homo-érotique : les dessins d’Eisenstein, Querelle de Brest de Jean Genet, qui a inspiré des dessins à Jean Cocteau et un film à Rainer Werner Fassbinder, ou encore les publicités Jean-Paul Gaultier…
Quoi qu’il en soit, Demy, qui disait qu’un créateur se devait d’être homme et femme à la fois, aura exploré de façon passionnante, avec l’ambivalence qui aura toujours été la sienne, entre lieux communs et folles audaces, la question du genre.
(Envoi)
Pour des raisons qu’il faudrait interroger en évitant le politiquement correct (c’est-à-dire en admettant que le refoulement et la censure ont parfois d’heureux effets) autant que la pudibonderie (c’est-à-dire sans faire de l’hypothèse précédente une règle générale en forme de cache-sexe), on constate que l’œuvre de Demy perd en qualité esthétique ce qu’elle gagne en explicitation. Cette défaillance est au cœur d’un texte essentiel sur Demy signé Xavier Carrère, qui juge Demy moins à l’aise dans le mythe, la fiction du père et la pose bravache de l’artiste, que dans le conte, le chœur de femmes et l’humilité de l’artisan. Bien des raisons entrent en ligne de compte (sa vie privée, le décalage qui nous semble se creuser entre lui et son époque, son rapport passionnel à la critique, la difficulté qu’il a à tourner, l’aigreur et les concessions qui en découlent…), mais on remarque en effet qu’à partir de L’Événement et à la seule exception d’Une chambre en ville, ses films se font plus maladroits. L’hybridation de la réalité et du merveilleux ne s’incarne plus, les tensions font place à des coexistences bancales, les enjeux se font moins éloquents. En contrepartie, l’inconscient demyen émerge avec une franchise presque violente : « Comme si le cinéaste lui-même ne croyait plus beaucoup à la possibilité de ressusciter le monde magique qui a édifié sa légende et se souciait davantage de creuser le sillon de ses obsessions intimes. » (Jean-Marc Lalanne) Ce n’est pas le moindre intérêt de cette œuvre que d’avoir su se doter jusque dans ses films les moins réussis d’une irréductible étrangeté faite de généreuse audace, d’optimisme forcené, de malice inquiète et de transgression polie.