Dernier film de Jacques Demy à ressortir en version restaurée, Une chambre en ville est sans doute le dernier grand coup d’éclat du cinéaste. Œuvre la plus personnelle (Demy s’inspire des souvenirs de son père) et aux multiples influences (il cite aussi bien Eisenstein que Prévert ou Murnau), ce film « en-chanté » est l’aboutissement esthétique d’une écriture qui suit son cours depuis Les Parapluies de Cherbourg. Seul film musical qui n’a pas été composé par Michel Legrand mais par Michel Colombier, Une chambre en ville exalte également le tragique pour mieux faire ressortir la cruauté et la perversion du Demy-monde.
Souvent comparé aux Parapluies de Cherbourg dont il est le prolongement formel (le tout «en-chanté»), Une chambre en ville a eu néanmoins une gestation et surtout une réception beaucoup plus douloureuses. Envisagé d’abord comme un roman (dès les années 1950) puis comme un opéra, le film, intitulé un temps Édith de Nantes (on sait le goût de Demy pour les calembours) est passé de déconvenues en déconvenues. C’est Michel Legrand qui lance le glas quand il refuse de composer la musique. Le complice de toujours juge, en effet, la trame trop noire, trop éloignée du Demy qu’il croît connaître. Puis, Demy perd son couple principal. Il rêvait de faire jouer le duo du Dernier Métro : Catherine Deneuve et Gérard Depardieu. Mais Deneuve donne comme condition de chanter elle-même toute sa partition (dans les précédents films, elle était doublée). Demy lui tient tête, à juste titre devrait-on dire. Mais il doit en payer le prix : un froid de plusieurs années avec son actrice fétiche, le départ de Depardieu par solidarité pour Deneuve et le désistement du producteur, la Gaumont, qui craint que le film ne soit pas grand public (d’autant que L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune n’avait pas fait des miracles en salles). C’est grâce à Dominique Sanda (qu’il vient de faire tourner dans le téléfilm La Naissance du jour) et à Jacques Revaux (la voix de Maxence dans Les Demoiselles) que Demy peut remettre son projet sur les rails. Michel Colombier est appelé pour composer la musique. Dominique Sanda et Richard Berry servent de couple de substitution. Le tournage peut enfin commencer. Lorsque le film est prêt, Jacques Demy doit subir une nouvelle débâcle. Celle du public, cette fois, qui lui préfère L’As des as de Gérard Oury sorti sur les écrans au même moment. Soutenu par la critique, Une chambre en ville devient alors l’objet d’une polémique (la seule peut-être dans l’histoire du cinéma français), les journalistes achetant des tribunes dans la presse pour déplorer ce manque de goût des spectateurs et défendre le film de Demy.
Mais Une chambre en ville est-il si populaire ? La réponse n’est pas si évidente tant le film ne cesse de jouer avec les reversements et les limites (du réalisme, du lyrisme voire du grotesque) au risque de susciter rejet et incompréhension. De populaire, il en est, certes, question via le sujet du film. Demy se met du côté des prolétaires et fait d’un métallurgiste, bientôt au chômage, le héros de l’histoire. La scène d’ouverture (série de champs-contrechamps entre des CRS et le chœur des grévistes) est tournée en noir et blanc, comme s’il s’agissait d’images d’archive. Et comme dans Les Parapluies de Cherbourg, cette affection pour les souches populaires est accompagnée d’une réflexion autour de la lutte des classes et la possibilité ou non de réunir pauvres et bourgeois à travers une histoire d’amour. Mais très vite, cet ancrage populaire et historique est parasité par une autre tragédie, plus intime cette fois, celle qui se joue dans des intérieurs oppressants où les personnages luttent pour s’échapper de leur Barbiers… ou de leurs névroses. Une chambre en ville aime jouer des ambivalences. Le film n’est pas tout à fait réaliste. Il n’est pas non plus qu’une simple tragédie musicale déconnectée de tout contexte. La fatalité qui guide les destinées des personnages est alors à double face, à la fois historique et à la fois digne d’un fatum tragique dont seule une cartomancienne tient les fils (petit clin d’œil à Cléo de 5 à 7 de Varda).
Privés de libre arbitre, pantins de leur histoire et du cinéaste, les personnages voient leurs traits délibérément forcés et deviennent des dégénérescences d’anciennes figures. Adieu Lola, la fille de joie glamour. Désormais c’est une épouse putain qui traverse le passage Pommeraye, complètement nue sous son manteau de fourrure. Danielle Darrieux, autrefois mère de jumelles rayonnantes, est aujourd’hui une baronne déchue et alcoolique. Quant à Michel Piccoli, le Monsieur Dame des Demoiselles…, il est un obscur vendeur de télévisions… impuissant. Ainsi mise à plat, cette galerie a de quoi faire sourire. Elle dénote encore plus lorsque Demy la malmène dans des élans expressionnistes remarquablement maîtrisés (on pense évidemment au suicide d’Edmond, référence directe à Murnau). Une chambre en ville appréhende ainsi le drame dans un jeu constant entre premier degré et mise à distance des codes et des attendus. La tragédie court toujours le risque de basculer du côté de l’opérette vaudevillesque où la « veuve du colonel » ouvre la porte au mari, à la femme et à l’amant qui se cherchent sans jamais se trouver.
Continuellement auto-désignés, ces excès (de genre) et d’impudeur sont aussi une manière de se démarquer de la «joliesse» des œuvres précédentes. Demy le suggère d’ailleurs lorsqu’il cite, par l’intermédiaire de Piccoli, la célèbre chanson des Parapluies de Cherbourg « Édith, tu sais bien que je ne pourrai vivre sans toi » avant de désamorcer l’hommage par ces mots lapidaires « Édith, je suis trop con ». Alors oui, les papiers peints colorés de Bernard Evein sont toujours là. Mais ils ne suffisent plus à étouffer la transgression qui, auparavant, n’était que souterraine. Pour la première fois aussi (même si L’Événement… et Lady Oscar l’anticipaient), les corps se dénudent, la sexualité se montre, se chante ou s’exprime dans toutes ses particularités (Demy envisagea même, à un moment, d’intégrer une relation homosexuelle). La chasteté adolescente cède ainsi la place à un cinéma plus adulte et mature où les personnages masculins reprennent le dessus tout en faisant le grand écart entre virilité (Guilbaud) et castration (Edmond). Dès lors, ce n’est sûrement pas un hasard que la roturière déchue, incarnée par Danielle Darrieux, ait le même patronyme qu’Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque. Comme elle, le cinéma de Demy semble vouloir se débarrasser de sa particule, être plus proche de Fassbinder que de Minneli.
Avec ses airs de Mathilda May dans Trois places pour le 26, Violette est l’un des rares personnages épargné. Colorée, (faussement) fleur bleue (c’est là tout son paradoxe, contrairement à Geneviève elle assumera totalement son statut de fille-mère), elle porte les restes de l’ancien «Demy monde» dont elle aurait pu être l’une des héroïnes. Mais son statut « à part » la met très vite sur la touche. Même ses couleurs sonnent faux. Car derrière Violette, c’est la question du bonheur (omniprésente dans l’œuvre de Demy) qui est remise en question. Une chambre en ville n’est pas un film heureux. Dès le début du film, Guilbaud reproche justement à la jeune femme son idéalisme ( «elle rêve, elle est heureuse, mais moi je ne rêve pas »), comme si le bonheur ne pouvait plus s’exprimer dans le compromis (Les Parapluies de Cherbourg) ou, mieux encore, dans l’allégresse d’un musical à l’américaine (Les Demoiselles de Rochefort). Le film ne trouve raison que dans un bonheur tragique (et donc par essence irréaliste). Le dernier duo d’amour entre Berry et Sanda («ô mon amour / ce bonheur c’est à toi que je le dois»), seul moment où deux personnages chantent à l’unisson, est plus qu’un omen : il signe leur arrêt de mort. En somme, Une chambre en ville, c’est le renoncement aux couleurs feintes des contes de fée pour entrer dans le monde rouge et tragique des grandes personnes.
Mis en musique par Michel Legrand, Une chambre en ville aurait certainement gagné en accessibilité. Mais il aurait perdu ces moments d’inconfort et d’expérimentation qui font toute sa grandeur. En effet, la partition de Michel Colombier est beaucoup plus heurtée, plus proche d’un Debussy que de la chanson jazzy propre à Legrand. Même s’il use lui aussi (et de manière beaucoup plus complexe) des leitmotiv, il est nettement plus difficile de s’accrocher à un thème musical (mis à part celui qui est repris dans le générique d’ouverture). Les personnages d’Une chambre en ville sont tous en révolte, les dialogues à deux sont faits de cris et de fureur. Le champ-contrechamp est de rigueur alors que Les Parapluies de Cherbourg privilégiait les plans séquences. Par ricochet, la musique est gagnée par ces effets de rupture. Une même scène peut juxtaposer une multitude de mélodies aux diverses inspirations : récitatif, symphonique, opéra-pop.
La partition doit également s’accommoder de la prose de Demy. Comme dans Les Parapluies de Cherbourg, il s’agit de faire entendre la musicalité du quotidien. Mais une quotidienneté radicalisée où les tics de langage explosent (cette faculté qu’ont les personnages à répéter des prénoms) et où le prosaïsme s’entache de vulgarité (les «con» fusent). On est de loin du simple «Passe-moi le sel !». Faites de matière hétérogène, les paroles sont un patchwork de quotidienneté, de poésie (les bribes de dialogues en rimes ou en alexandrins) ou de slogans («Police, milice, flicaille, racaille !»). Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi la musique ne coule plus de source et pourquoi, aussi, elle finit par entretenir un rapport ambivalent avec les dialogues. Elle leur sert de support, de mise en valeur, lutte parfois contre eux (il arrive qu’un dialogue soit chanté à contretemps). Et si un personnage se risque à un élan lyrique trop prononcé, il est rapidement rappelé à l’ordre comme dans ce dialogue entre la Baronne et sa fille : «Édith : Comme les mots paraissent vides pour exprimer des sentiments si forts. Je ne quitterai pas Guilbaud, jamais.
/ La Baronne : Tu me prends pour une conne !» Contrairement aux œuvres de Michel Legrand, la partition de Michel Colombier est beaucoup moins vampirisante. Elle se fait même, par moments, complètement oubliée, comme si elle était un élément naturel de la narration. Et c’est sûrement là que se situe la réussite du film. Derrière son esthétique qui puise dans l’artifice du chant, dans les excès de forme et dans une noirceur qui a tout de la mise à nu, Une chambre en ville sonne radicalement vrai.