À ceux qui assimilent le cinéma de Demy à l’image lisse et éclatante de villes ternes métamorphosées par le Technicolor et les décors rutilants de Bernard Evein, à ceux qui n’y trouvent qu’une candeur un peu surannée de jeunes filles en fleur, il faut voir La Baie des anges. Moins lyrique et moins sucré que Les Parapluies de Cherbourg – que Demy ne parvenait alors pas à financer –, moins pop qu’iconoclaste, ce deuxième long métrage écrit à l’arrachée décalque les éléments narratifs et stylistiques de Lola pour en accentuer plus encore les contrastes.
De la côte Atlantique à la Côte d’Azur, des ports industriels aux ports de plaisance, des cabarets aux casinos, les marins continuent de hanter les bars de nuit, les femmes de se consumer dans la passion – de l’amour ou du jeu, et les jeunes hommes de chercher dans l’horizon maritime et les amours sans lendemain une échappée à une vie besogneuse et conformiste. « Dieu nous préserve des joueurs » disait madame Desnoyers à Roland Cassard dans Lola, comme en écho à la prévention paternelle qui, dans La Baie des anges, défend à un fils morose et employé de banque d’aller chercher fortune dans les casinos. L’impavide Jean – Claude Mann, qu’on retrouvera dans L’Armée des ombres et India Song – indolent par nature et indifférent par ennui, se laisse pourtant entraîner par un collègue dans l’univers feutré des jeux d’argent, avec le vague espoir d’échapper au destin sans envergure de son père horloger.
Si les récits faussement naïfs et les mondes populaires des films de Demy forment une espèce de comédie humaine cinématographique, les femmes en sont sans aucun doute les maillons les plus remarquables. À Lola, fantasque Anouk Aimée en guêpière noire, succède Jackie Demaistre, bourgeoise déchue et mère indigne, incarnée par une Jeanne Moreau vampirisante et vénéneuse en blonde peroxydée et tailleur Pierre Cardin. L’âpre noir et blanc du film n’engage aucunement une esthétique par défaut – aurait-on refusé à Demy de tourner en Technicolor, il n’aurait mieux su tirer profit de cette contrainte – tant le blanc s’y étale comme une couleur infernale. La pellicule se trouve contaminée par la lumière aveuglante de la baie des anges, et il n’y a guère que les casinos et la nuit pour offrir un refuge aux rayons de ce soleil meurtrier.
Il est pourtant remarquable que ces lieux de perdition n’apparaissent jamais chez Demy sous le sceau d’une fascination clinquante ou au contraire d’un moralisme qui en condamnerait par avance les joueurs ; mieux, l’argent qui règle les mises et les espoirs de ces flambeurs inassouvibles, s’avère aussi l’objet de leur mépris. Dans cette attitude presque anarchiste de Jeanne Moreau à l’égard de la finalité du jeu – les sommes invraisemblables qu’on peut gagner et perdre en quelques chanceux ou malheureux coups de dés – s’exprime aussi la passion consumante qui voue les amants à l’enfer d’un éternel recommencement. Puisque rien n’a de valeur, il faut brûler la chandelle par les deux bouts. Olivier Père et Marie Colmant n’ont pas tort de voir dans La Baie des anges « une version moderne d’Orphée, où les casinos remplacent les portes des Enfers, entrouvertes par un personnage de joueur nommé Caron en référence au passeur du Styx de la mythologie grecque ». La conclusion optimiste de cette romance dangereuse pourrait requalifier le film sous l’espèce d’un apprentissage de l’amour et de la responsabilité mutuelle du couple. Il en va tout autrement. De couple il n’est ici question que dans la mesure où la chance est avec eux – c’est d’ailleurs la seule raison, opportuniste comme tous ses actes, qui lie Jackie à Jean – et l’image qui reste de leur idylle est celle des visages côte à côte concentrés sur la danse des chiffres de la roulette. Un double jeu de l’amour et du hasard, mené par des tricheurs, sans bienséance ni sentiments.