Voilà une tradition cannoise dont on aimerait franchement se passer : celle des huées. C’est ce qui s’est passé à la fin de chaque projection de La Frontière de l’aube : une nuée de huées sur lesquelles les applaudissements ont eu du mal à prendre le dessus. Laissons de côté les grincheux, les râleurs, les insensibles. Car le dernier film de Philippe Garrel est d’une telle perfection plastique, d’une beauté si saisissante et met en scène des acteurs si incroyables qu’on voudrait jeter aux lions tous ceux qui n’ont pas voulu se laisser porter par cette histoire.
La Frontière de l’aube est une histoire d’amour fou, comme la quasi-totalité des films de Garrel d’ailleurs. Mais celui-ci est peut-être encore plus ambitieux dans le temps du récit, puisqu’il se propose d’aborder tout à la fois la naissance de l’amour, la perte de l’amour, la résignation à la passion, puis le retour vers ce premier amour. François (Louis Garrel), jeune photographe, tombe amoureux de Carole (Laura Smet), actrice sur laquelle il doit réaliser un reportage. Ces amants-là, à qui Garrel et Smet ne donnent pas seulement chair, mais une force et une émotion incroyables, sont probablement l’un des plus beaux couples de cinéma de ces dernières années. Illuminés par le magnifique travail du chef opérateur Willy Lubtchansky, Louis / Laura, François / Carole habitent l’écran de leurs regards qui parviennent à faire passer toutes les émotions. Gros plans, peaux translucides, regards sombres, étreintes pudiques – la nudité de Laura Smet n’est jamais montrée à l’écran – dialogues théorisant l’amour placent l’histoire du couple sous le sceau du feu de la tragédie.
Puis, rideau sur François et Carole. La jeune femme se laisse disparaître, le jeune homme se lance dans une nouvelle histoire. Mais la seconde partie du film, magnifiée par la présence de Clémentine Poidatz en nouvelle amante représentant l’engagement (l’enfant, la présentation à la famille, le mariage), reste imprégnée, littéralement, du spectre de Carole. Mangé, vampirisé par le souvenir de cette passion, François devient le jeu d’apparitions du fantôme de Carole dans le miroir. Apparitions fantastiques qui ont donc été la risée de spectateurs tristes et irrespectueux. Car La Frontière de l’aube est un film profondément romantique, dans le sens plein du terme, un romantisme noir, très 19ème siècle, inspiré d’une nouvelle de Théophile Gautier, Spirite. Et il faut vouloir se laisser porter par cette source d’inspiration, laisser venir à soi la plus pure fiction, le plus pur fantasme, pour atteindre l’essence du film.
L’essence du romantisme, mais aussi un souffle de révolte, travaillent La Frontière de l’aube. « Quand le dernier survivant de la deuxième guerre mondiale mourra, commencera la troisième guerre mondiale », dit François, en écho à la voix off de Carole, sur son lit d’hôpital psychiatrique, qui évoque une révolution sans une goutte de sang. Théorie de la révolution, théorisation de l’amour, qui voudrait que les ruptures soient aussi belles que les débuts, intellectualisation des tourments de François par son meilleur ami. Tout ceci aurait pu plomber le film. Mais il s’en dégage aussi un certain humour, des envolées plus sereines, dues au jeu de Louis Garrel : le fils du réalisateur déploie insidieusement un décalage, une nonchalance parfois, oscillant entre gravité et légèreté. Tous ces éléments, et bien d’autres encore, font qu’on ne peut décemment pas résumer La Frontière de l’aube aux apparitions fantomatiques. On en retient avant tout trois interprètes exceptionnels, une lumière irradiante qui brûle tout (nos certitudes, notre faculté de raisonner, nos repères), et une façon si particulière de filmer Paris, comme une ville sans cesse à la frontière du néant, sans ciel, sans horizon.
Il se disait qu’un jury présidé par Sean Penn ne pouvait pas donner la Palme d’or à autre chose qu’un « film politique ». C’est ce qu’il a fait avec Entre les murs. De ce point de vue, le palmarès était d’ailleurs cohérent en se préoccupant d’un « cinéma d’actualité » : la mafia avec Gomorra, une histoire révolutionnaire avec Che, la problématique des migrations avec Le Silence de Lorna. La Frontière de l’aube est resté sur le carreau. Tout comme sont restés sur le carreau ceux qui n’ont pas accédé à la dimension profondément symboliste et à l’atmosphère de fantasme qui nimbe ce film. C’est pourtant, aussi, ce cinéma-là qu’on a envie de défendre. Et si « le festival des festivals » se doit de refléter une diversité salutaire, on ne peut qu’à notre tour huer d’entendre les huées irrespectueuses envers un remarquable travail.