Depuis la fin des années 1980, le cinéma de Robert Zemeckis n’a jamais cessé de travailler une forme de porosité entre différents régimes d’images. Dès Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, le cinéaste est parvenu à restituer l’univers débridé des cartoons par une écriture reposant sur le mélange de prises de vue réelles et d’animation. Les possibles ouverts par ce surréalisme potache et parfois inquiétant parviennent ainsi à dépasser l’horizon postmoderne du simple détournement d’une imagerie datée lorsque le corps même des interprètes devient la matière première d’expérimentations visuelles. Du visage caoutchouteux du juge Denfer dissout dans la « trempette » jusqu’aux films en performance capture des années 2000, en passant par les cadavres rafistolés de Meryl Streep et Goldie Hawn dans La mort vous va si bien, il est au fond toujours question de repousser les limites du représentable en sculptant à même la silhouette des acteurs. Le personnage de Pinocchio n’échappe pas à cette règle : son corps de petit garçon piégé dans un morceau de bois le situe au croisement du mécanique et de l’humain – hybridité laissée de côté dans le film original de 1940 (où les mouvements de l’enfant étaient particulièrement souples), mais rendue ici par une attention accrue pour les aspérités de la matière et les rouages de ses articulations. Artisan des effets spéciaux numériques, Zemeckis a sans doute mis beaucoup de lui dans la figure de Gepetto, inventeur solitaire et obsessionnel comme le photographe de poupées joué par Steve Carrell dans Bienvenue à Marwen. Cet autoportrait bienveillant en créateur reclus s’oppose à l’inhumanité d’une industrie du spectacle dont l’épicentre serait la roulotte du forain Stromboli : peuplée de pantins désarticulés comme autant de petits pendus, elle constitue la doublure diabolique de la maison de l’horloger, encombrée de coucous d’où sortent des santons tirés des différentes franchises Disney. Le clin d’œil a quelque chose d’ironique : lorsque les horloges se mettent à sonner dans un vacarme terrible, c’est symboliquement la multinationale californienne, en pleine entreprise de recyclage de ses classiques, qui vient interrompre le travail acharné de l’artiste. Il faut d’ailleurs se souvenir qu’avant de rompre son contrat avec le cinéaste à la suite de l’échec commercial du Drôle de Noël de Scrooge, c’est bien la firme aux grandes oreilles qui a racheté l’entreprise de motion capture de Zemeckis, après la réalisation du Pôle Express et de Beowulf.
Avec cette œuvre discrètement vengeresse, Zemeckis ne s’attache plus vraiment à produire des visions extravagantes, mais à faire, en filigrane, le procès des usines à rêves dont il révèle l’envers peu reluisant. Ainsi de Pleasure Island, décalque de Disneyland qu’une horde d’enfants met sens dessus dessous dans une reproduction kids only du Jardin des délices de Bosch. Si Zemeckis semble prendre un plaisir manifeste à la destruction des décors en carton-pâte de cet empire du faux, une gêne s’installe à mesure que l’incrustation numérique se montre de plus en plus grossière, impression renforcée par la distance entre ce spectacle de débauche et la caméra, enfermée dans un wagon glissant sur ce qui évoque les rails d’un travelling. En d’autres termes, le parc est une image, et il ne sert plus à rien de la profaner : ceux qui la pénètrent deviennent à leur tour des simulacres, comme dans la célèbre scène de transformation des enfants en ânes, dont le réalisateur s’attache à montrer les ombres gigantesques recouvrir peu à peu la silhouette de Pinocchio. C’est peu dire que Zemeckis ne semble plus vraiment croire aux vertus des fictions qu’il raconte – sentiment déjà éprouvé à l’occasion de la sortie en catimini de Sacrées sorcières, il y a deux ans. De plus en plus rachitique, alourdi par des dialogues méta dans la droite lignée des dernières productions Disney (un impressario peu scrupuleux propose de rebaptiser le pantin « Chris Pine »), Pinocchio pâtit de ne jamais s’abandonner aux délires figuratifs qui jalonnaient Scrooge – dont la fin est pourtant ici décalquée, mais cette fois sans perspective de transformation morale et sociale. Modeste, Zemeckis voit surtout dans cette histoire de filiation miraculeuse l’occasion de filmer l’intense amour qui noue le créateur avec ses créatures, au risque de tomber souvent dans une forme de mièvrerie. Ce retour dans le giron de Disney, après plusieurs projets moins inspirés, semble confirmer qu’il ne faut plus s’attendre à ce que Zemeckis signe des films vraiment accomplis, mais seulement passionnants par endroits, au gré de quelques plans ou embryons de scènes qui légitiment à eux seuls leur existence. Peut-être faudra-t-il désormais les rêver après les avoir vus ? Ainsi pourrait-on se perdre à imaginer ce qui aurait pu suivre la rencontre subreptice entre Pinocchio et Fabiana, une aspirante ballerine maintenue loin des planches à cause d’une prothèse à la jambe. Lors d’une belle scène absente du conte original de Collodi, un astucieux jeu de miroirs assimile le pantin au reflet de la jeune femme. Et dans ce face à face hélas éphémère se dessine alors un horizon communautaire, emblématique du cinéma de Zemeckis, où l’alliance des freaks pourrait enfin faire barrage à la violence du monde.